28/09/2011

Restless : la jeune fille et la mort

4 / 5

             
Après une incursion dans le "biopic" avec Harvey Milk, encensée par la majorité des critiques mais à mon sens un peu académique dans la forme, Gus Van Sant revient avec Restless à son sujet de prédilection, la jeunesse américaine. Quoique voir dans le couple du film les représentants d’une réalité socioculturelle comme l’étaient les protagonistes de Will Hunting,  Elephant  ou Paranoid Park  paraît d’emblée erroné : Enoch et Annabelle, ne seraient-ce que par leurs prénoms, semblent venir d’une autre époque. Le lien des deux personnages à la mort les place en marge du monde qui les entoure : mise à distance voulue par Enoch fasciné par la mort et ses formes, imposée à Annabelle à laquelle on a diagnostiqué un cancer incurable. Fantômes d’une autre époque, le jeune homme est vêtu d’un costume victorien avec montre à gousset et la jeune femme porte un chapeau melon ou un manteau tout droit sortie des années 60. Avec ses deux protagonistes marginaux, se détachant gracieusement du monde contemporain, Restless lorgne dangereusement du côté du cinéma poseur, écueil que Van Sant n’a pas toujours évité (son remake plan par plan de Psycho).



Sauf que les afféteries esthétiques et la mise en scène d’une beauté froide de Van Sant sont ici au service d’un scénario touchant sur la difficulté d’être parmi les vivants, de survivre aux défunts : la séquence où Enoch fait mine de présenter Annabelle à ses parents devant leur tombe est certes un jeu de séduction, une manière détournée pour le jeune homme de proposer un rendez-vous à la jeune femme, mais le dialogue fantasmé avec les parents est aussi une façon de nier leur mort inacceptable. Les jeux de rôle auxquels se livrent les amoureux, déguisés en personnages tout droit sortis de chez Scott Fitzgerald pour une balade à bicyclette ou s’imaginant dans une forêt de conte de fées, sont des écrans fantaisistes qui masquent désespérément la réalité qui va les rattraper, la  mort inéluctable d’Annabelle. Les élans de vie du film sont à plusieurs reprises ponctués par l’irruption de sa négation : le fantasme du couple sur le banquet de confiseries au service funèbre de la jeune femme se conclut par l’impossibilité du bonheur d’y être présents tous les deux ou une allusion malheureuse à Hiroshima lorsque le couple dialogue avec un fantôme de kamikaze met fin de façon abrupte à une scène légère de séduction. Se manifestant par des spasmes violents, la mort peut faire irruption dans une scène intime de confidences entre sœurs. 


Face à cette violence pour les vivants, Restless oppose une douceur, celle du deuil résigné mais salutaire. Que ce soit par le personnage émouvant de Hiroshi qui tient compagnie à Enoch dans son isolement d’orphelin, ou par la vitalité de Annabelle (magnifique Mia Wasikowska), son choix d’afficher un sourire imperturbable malgré sa maladie, le film distille une image apaisée de la mort. Restless, malgré son apparente simplicité, a la grandeur artistique des œuvres qui nous aident à mieux accepter notre condition d’êtres mortels. Ce film ressemble aux chansons qui l’ouvrent et le ferment : il est d’une gaieté triste car éphémère comme Two of us des Beatles (chanson composée alors que le groupe avait déjà implosé), d’une grâce émouvante comme The Fairest of the Seasons entonné par Nico. Il ne fait peut-être pas partie du cinéma le plus engagé artistiquement de Van Sant (Gerry ou Elephant) , mais c’est assurément un de ses films les plus beaux.

26/09/2011

Fright Night : les frissons de la nouvelle jeunesse

3 / 5

 

Depuis quelques années, le cinéma d’horreur hollywoodien aligne les remakes de films cultes datant des années 70 et 80 :  les filmographie de Wes Craven (La dernière maison sur la gauche, La colline a des yeux, Les griffes de la nuit) et de John Carpenter (The fog, Halloween, The thing qui sort dans quelques semaines) ont ainsi subi ce lifting néo-2000, avec des résultats plus ou moins heureux. Sans aller jusqu’à évoquer une crise d’inspiration systématique dans le cinéma d’horreur, on est tout de même en droit de s’interroger sur l’utilité de ces nouvelles versions des classiques du genre. Le dernier spécimen en date, Fright Night, est une relecture d’un film d’horreur des années 80, sorti en France sous le titre Vampire, vous avez dit vampire ? (titre qui, avouons-le, évoque d’avantage un film des Charlots qu’un film d’épouvante).

Malgré son statut culte, force est de constater que le film original de Tom Holland a un peu vieilli, avec sa bande originale de synthétiseurs et boites à rythme et les accoutrements et coupes de cheveux extravagantes des protagonistes. Et surtout, malgré une situation plutôt originale (un lycéen découvre que son voisin est un vampire) et des effets spéciaux artisanaux assez poétiques qui évoquent Le loup-garou de Londres, le film réserve peu de surprises et le jeu de certains acteurs est discutable (mention spéciale à Stephen Geoffreys et son hystérie épuisante). Le rythme inégal du film tient finalement à ce que ce dernier oscille entre film d’épouvante sérieux et comédie au second degré sans jamais réellement opérer un choix. Qu’en est-il du remake de Craig Gillespie ?


Une fois n’est pas coutume, la nouvelle version est supérieure à l’original , trouvant une énergie réjouissante qu’il parvient à maintenir tout du long. Entre film d’épouvante et comédie, Fright Night fait avec bonheur le choix du second genre dans une ambiance décontractée proche de Buffy contre les vampires, le scénario étant signé par un des concepteurs de la série. Parmi les bonnes idées du remake, on peut citer le choix de placer l’action à Las Vegas, ville dont l’activité nocturne et l’isolement géographique en font le décor parfait pour un film de vampires, et qui permet l’introduction du chasseur de vampires héros d’un show minable. Le film donne aussi davantage de profondeur aux personnages : le lycéen héros du film devient un ‘geek’ repenti afin de mieux s’intégrer à l’école et son intérêt pour son voisin vampire est alors motivé par la culpabilité qu’il ressent face à la disparition d’un de ses anciens amis. Le film propose même quelques trouvailles de mise en scène : le héros désemparé voit la victime qu’il vient de secourir après une séquence tendue se désintégrer au soleil et un panneau « Century 21 » est utilisé en guise de pieu. 


La réussite du film tient surtout à son casting impeccable : Toni Collette est parfaite en mère encore séduisante, Christopher Mintz-Plasse est idéal en ‘geek’ surexcité et drogué et David Tennant s’en donne à cœur joie dans le rôle du chasseur de vampires vulgaire. Et puis qui dit vampire dit atmosphère sexuée, n’en déplaise au romantisme innocent de Twilight. De ce point de vue, même si le film de Gillepsie met comme la version d’origine en parallèle la perte de virginité du héros et l’intrigue d’épouvante, il est curieusement moins graphique dans sa représentation du sexe à l’écran. Mais la présence de Colin Farrell en vampire sexy et charismatique et de Imogen Poots en petite amie du héros compensent largement cette relative absence. En tant que pur divertissement d’horreur, Fright Night s’en sort donc avec les honneurs et rappelle que les remakes peuvent parfois être bénéfiques : il en était de même pour The Thing, un des sommets incontestables du cinéma d’horreur bien supérieur à la première adaptation du livre dont il était tiré, la série B des années 50 La chose d’un autre monde. Reste à savoir si le remake déguisé en "prequel" du film de Carpenter sera à la hauteur de son glorieux héritage, le 12 octobre.
           

22/09/2011

Crazy, Stupid, Love : le cinéma qui n'aimait pas les femmes

 2 / 5
 

I love you Philip Morris, premier film réussi de Glenn Ficarra et John Requa, parvenait à rendre crédible le couple homosexuel incarné par Jim Carrey et Ewan McGregor dans un mélange réussi de comédie romantique et drame, inspiré d’une histoire vraie. Avec Crazy, Stupid, Love, les réalisateurs / scénaristes livrent un autre film aux frontières de la comédie et du drame qui explore le sentiment amoureux, mais cette fois-ci à la plus grande échelle de la forme chorale. Ils sont aidés dans leur tâche par une pléiade d’acteurs talentueux qui ont fait leurs preuves dans un des deux genres auxquels le film tente d’appartenir : Steve Carrell, Julianne Moore, Ryan Gosling… Les ingrédients semblent réunis pour faire de Crazy, Stupid, Love une nouvelle réussite de la comédie US.


Hélas, force est de constater que le bilan est mitigé, le film oscillant entre une certaine originalité dans les situations et des clichés agaçants. L’ouverture du film laisse pourtant présager du meilleur : alors qu’il ne s’y attend pas, Cal (Steve Carrell) se retrouve face au fait accompli de son divorce décidé par sa femme, Emily (Julianne Moore). Bonne idée de mise en scène, la distance qui sépare le couple victime de la routine est symbolisée par leurs pieds immobiles aux bouts opposés de leur table, en contraste avec le ballet de pieds des autres couples. La réaction de Cal, apathique jusqu’à ce qu’il saute de la voiture en marche lorsque sa femme avoue qu’elle l’a trompé, appelle l’empathie immédiate du spectateur tout en  lorgnant vers le burlesque. Le même mélange d’humour et gravité se retrouve dans l’intrigue entre le fils du couple, Robbie, et sa baby-sitter, cette dernière le surprenant en train de se masturber avant qu’il lui annonce qu’il pensait à elle en le faisant et qu’il l’aime. C’est dans le malaise comique que produit de telles situations que le film est le plus fort ; dans la franchise désarmante de Robbie qui rehausse son siège pour dominer physiquement l’amant de sa mère ou le désespoir qui pointe dans les tentatives de séduction de Cal. De même, la relation du père de famille avec son coach en séduction (Ryan Gosling) livre des moments savoureux, l’alchimie comique entre les deux comédiens étant palpable. Malheureusement, lorsqu’il se veut sincère, le film sonne faux, notamment dans son discours rebattu sur les âmes sœurs.


L’impression de comédie mécanique ressentie devant Crazy, Stupid, Love tient en grande partie dans son traitement des personnages féminins. Car les hommes ont, il faut bien le reconnaître, bénéficié d’un traitement de faveur évident dans l’intrigue. Ainsi, si Cal inspire la sympathie, son amour inconditionnel pour Emily reste incompréhensible car la pauvre Julianne Moore se retrouve dans la position de la femme infidèle sans avoir beaucoup à défendre. Emma Stone, dans le rôle de la fille un peu naïve qui attend une proposition de mariage de son compagnon peu charismatique, s’en sort un peu mieux sans que son personnage soit complètement convaincant. Le manque de considération des femmes dans le film est d’ailleurs curieusement résumé par un plan séquence : on assiste à un ballet de filles faciles interchangeables, séduites l’une après l’autre par Cal. Le personnage de Marisa Tomei, professeur à la limite de l’hystérie aussi bien dans ses ébats avec Cal que dans sa colère suite au fait qu’il l’ignore, achève de présenter des femmes une image caricaturale peu reluisante. Au vu du rôle de premier plan convaincant de Kristen Wiig dans Mes meilleures amies, on est tout de même en droit d’attendre mieux des comédies américaines quant à leur traitement de la gente féminine.

19/09/2011

La guerre est déclarée : éclatante victoire !

4 / 5 
 

Présenté au festival de Cannes 2011, La guerre est déclarée y a fait sensation ;  depuis sa sortie fin août,  le film s’est imposé comme le succès de la rentrée du cinéma français, tant et si bien que ses distributeurs ont doublé le nombre de copies en circulation. Un tel engouement populaire est surprenant pour un film dont l’argument est de prime abord peu encourageant : un couple doit faire face à la tumeur cérébrale développée par leur nouveau né, et le spectateur les suit dans leurs allers-retours à l’hôpital. On s’attend alors à un mélodrame tire larmes, impression confirmée par une bande-annonce qui met en valeur l’aspect tragique de la situation (en lien ci-dessus). Ces appréhensions ne font que renforcer l’heureuse surprise ressentie à la vision du film de Valérie Donzelli.


En choisissant d’ouvrir son film par une scène où Adam, l’enfant malade du film, est en bonne santé, la réalisatrice-scénariste fait d’office de son film un récit de survie annoncée. Le drame vécu par le couple de Roméo et Juliette, « voué à un terrible destin » comme s’en amuse l’homme lors de leur première rencontre, sera surmonté. En un montage de quelques minutes, la symbiose du couple, sa force tout au long du récit, est posée ; côte à côte lorsqu’ils sont en mouvement à vélo ou à pied, s’enlaçant ou partageant une pomme d’amour,  Juliette et Roméo sont comme le miroir l’un de l’autre, unis. Dans ces quelques plans, l’énergie du burlesque muet est retrouvée, les personnages jouant avec l’espace qu’ils parcourent dans leur course folle. Puis ils tombent en arrêt devant L'origine du monde, célèbre tableau de Courbet représentant une vulve ; un regard entre les amoureux et les cris de leur enfant se font entendre. Cette vie à deux du couple présentée dans un souffle de cinéma de gestes purs, libéré de la parole, a l’innocente efficacité de l’ouverture de Là-haut ; mais on pense surtout au cinéma de la Nouvelle Vague, à la liberté de la mise en scène des 400 Coups, la course finale effrénée d’Antoine Doinel. La musique baroque de George Delerue qui accompagne le montage achève de placer le film sous l’égide de Truffaut.

L’énergie positive de La guerre est déclarée permet au film de désamorcer des situations dramatiques qui pourraient s’avérer pesantes. Une pédiatre décroche par erreur un téléphone jouet posé sur son bureau pour appeler un collègue après avoir constaté les signes de la maladie d’Adam ; Roméo l’air insouciant repeint les murs de son appartement  avec un ami en s’amusant tandis que Juliette se rend à l’hôpital avec Adam ;  les parents se confiant leurs craintes quant à l’avenir de leur fils vont crescendo dans leurs prédictions malheureuses, jusqu’à l’absurde et les rires partagés. Ces moments permettent au film de garder une légèreté, moteur de vie face à la mort prématurée que risque Adam. Même lorsque Juliette annonce la tumeur de leur enfant à son compagnon par téléphone, le mouvement passé le choc reprend de plus belle, Roméo dévalant des escaliers avant d’ enfourcher son scooter puis de prendre le train pour rejoindre sa compagne. 


La guerre est déclarée, dans son refus de pathos, épouse le point de vue de Roméo et Juliette qui refusent de baisser les bras, et la mise en scène est logiquement au plus près de leurs émotions. L’enthousiasme que procure le film de Donzelli provient alors de l’invention d’un langage cinématographique illustrant au mieux les sentiments: malgré la distance qui sépare Juliette de Roméo, un plan magnifique met leurs visages côte à côte tandis qu’ils chantent en duo leur intimité ; les plans de la fin du film expriment dans un ralenti sublime le temps dilaté qu’il reste aux parents et à leur enfant guéri définitivement. De ces effets naissent une poésie du quotidien qui traverse tout le film, loin des conventions et des clichés, au plus près du vécu de Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm qui racontent leur couple au spectateur .

Dynamique et enjoué, tourné presque entièrement avec un appareil photo dans un soucis de spontanéité, La Guerre est déclarée fait preuve d’une vitalité et d’une urgence qui en font un grand film, probablement le meilleur que le cinéma français nous a donné à voir cette année. Courez le voir !

15/09/2011

Habemus papam : du grand cinéma italien, tout simplement

4,5 / 5
 

Pour le spectateur comme moi qui ne connaît de Nanni Moretti que son Journal intime, film où il mettait en scène son quotidien et ses errances à scooter dans Rome, ou La chambre du fils, drame intimiste qui avait reçu la palme d’or à Cannes en 2001, l’ouverture de Habemus papam surprend. On est en effet loin de cet intimisme avec les plans de la foule réunie place saint Pierre dans l’attente de l’annonce du nouveau pape. La lente et solennelle procession des cardinaux tout de rouge vêtus dans des cadres esthétisants sur une musique somptueuse évoquent le faste viscontien davantage que le réalisme auquel Moretti nous avait habitués. La mise en scène donne alors à voir les rituels codés propres à l’élection d’un nouveau pape. Cependant quelques décalages égratignent déjà le sérieux du spectacle ; un journaliste commente la scène puis essaie d’interviewer les membres de la procession à plusieurs reprises en vain tout en expliquant la raison de ses échecs, la procession s’arrête brusquement suite à un « attendez » lancé du haut d’un escalier. Le mouvement des cardinaux, malgré sa rigueur religieuse, est aussi une mise en scène théâtrale, et le film prend alors une dimension fellinienne, baroque et comique. Car la solennité silencieuse de l’élection du pape, une fois les votants confrontés à la difficulté de la tâche, explose en un concert de bruits secs de stylos frappés sur les tables puis en un brouhaha de voix off, suppliques des membres de l’église de ne pas être élus pape. Dans cette absurde communion le film de Moretti trouve son ton, celui d’une comédie tragique qui place des hommes ordinaires dans une situation exceptionnelle qui les dépasse et les effraie.


Le principal ressort comique d’ Habemus papam est le décalage, que ce dernier trouve sa source dans la présence incongrue d’un psychanalyste parmi les cardinaux ou dans le comportement enfantin des cardinaux dont l’âge et l’accoutrement symboliseraient plutôt la sagesse et la rigueur. L’activité à laquelle se livre finalement les hommes d’église dans l’attente du discours du pape constitue le summum de ce pan du film. En parallèle, le film présente les enjeux tragiques du conflit entre la grandeur qui entoure la mission religieuse et le statut d’hommes simples des cardinaux à travers le récit de la crise existentielle que traverse Melville, le pape élu. Incapable d’assumer la tâche qui lui incombe, ce dernier pousse un cri et court tel un enfant apeuré dans les décors somptueux  du palais du Vatican. Anonyme de retour dans le monde du quotidien extérieur au microcosme auto-suffisant du Vatican, le pape répétant à voix haute son discours aux croyants dans un bus est pareil à un vieil homme sénile aux yeux des passagers. En choisissant de faire de ses cardinaux des hommes humbles et fragiles, Moretti trouve un humanisme touchant qui rappelle Rossellini : on pense aux Onze Fioretti de François d’Assise  ou aux récits simples qui composent Païsa, notamment celui où des aumôniers américains sont accueillis dans un monastère. Ni pamphlet anticlérical ni film prosélyte, Habemus papam est une fable sur la difficulté d’assumer un pouvoir nécessaire, racontée simplement et avec une justesse de tous les instants.


D’où provient cette justesse ?  D’abord du naturel confondant des acteurs qui incarnent les cardinaux, Michel Piccoli en tête, mis en valeur par le contraste avec le verbiage sophistiqué du psychanalyste incarné par Moretti ; mais aussi de l’irruption surprenante du réel au milieu de la fable. Ainsi le docteur joué par le metteur en scène se retrouve à diriger le groupe des ecclésiastiques dans leurs loisirs et Melville s’invente-t-il une identité d’acteur. Quand il prend un plaisir à réciter une pièce de Tchekhov, Melville s’efface pour laisser place à Piccoli l’acteur. Interrogé sur la méthode de l’ "Actor’s Studio", le cinéaste Moretti a évoqué son désir de voir les acteurs mettre beaucoup d’eux-mêmes dans leurs rôles plutôt qu’inventer leurs personnages de toutes pièces [1]. La scène d’Habemus papam où Melville/ Picolli invente/confie ses doutes d’acteur ne se souvenant plus de ses répliques illustre cette belle idée. Le film, en plus de son écriture et sa mise en scène admirable qui évoquent les grandes heures du cinéma italien, est aussi un film personnel sur la dépression, confie le cinéaste [1]. Aux antipodes du drame mélancolique de Lars Von Trier, autre grand cinéaste dépressif, la beauté d’ Habemus papam est d’être malgré la gravité de son thème une comédie généreuse, une ode à la vie.


[1] Dans une interview accordée à Allociné pour Habemus papam

12/09/2011

Comment tuer son boss? / Mes meilleures amies : état des lieux de la comédie US

Comment tuer son boss? : 2,5 / 5
Mes meilleures amies : 3 / 5


 
Deux comédies américaines sorties en août sont encore à l’affiche dans les multiplexes : Mes Meilleures Amies et Comment tuer son boss ? Les deux films établissent un pont similaire entre le petit et le grand écran ; les premiers rôles y sont tenus par des acteurs qui se sont illustrés dans le programme de sketches Saturday Night Live ou dans des sitcoms. Comment tuer son boss ? semble jouer de ce statut hybride, l’intrigue opposant les trois héros issus de la télévision à leurs patrons incarnés par des stars de Hollywood (Kevin Spacey, Colin Farrell qui succède à Donald Sutherland, Jennifer Aniston). Mais en analysant plus avant la construction des deux films, le lien de ces comédies avec la forme télévisuelle se retrouve dans une écriture proche de celle des sketches ou des sitcoms. 


La première partie de Comment tuer son boss ? suit les personnages dans leurs emplois respectifs avant que ces derniers prennent la décision de se débarrasser de leurs patrons, une fois réunis dans leur bar habituel : ces variations sur le même thème créent un effet sériel et le retour à des lieux récurrents évoque les décors en nombre réduit des sitcoms. Autre élément propre aux comédies de situation, l’aspect unidimensionnel de personnages immédiatement identifiables (le bosseur sérieux, le séducteur et le surexcité). S’il ne faut pas nier l’efficacité comique de leurs interprètes et l’alchimie qui transparaît entre eux, la limite du film réside dans ce recours aux stéréotypes de caractère. Dans les instants où le film s’essouffle, l’intérêt est reporté sur les numéros des acteurs interprétant les rôles secondaires excentriques: à ce jeu Collin Farrell en beauf champion de kung fu et Jamie Foxx en consultant en meurtre sont grands gagnants. 

Malgré ses nombreux gags efficaces, on pourra reprocher à Comment tuer son boss ? un certain manque de fond, traitant sur le mode de la farce le sujet somme toute assez grave du harcèlement professionnel. Ce problème est mis à jour dans les scènes impliquant le patron incarné par Kevin Spacey dont l’efficacité comique est amoindrie par le caractère réaliste de la situation . Comment tuer son boss ?, contrairement à Swimming with sharks qui offrait un rôle similaire à Spacey, n’est pas une satire mais un divertissement honnête dont la finalité est d’être une suite de sketches sans que les implications psychologiques de l’intrigue soient réellement explorées.

Alors que le groupe des trois personnages  principaux amène à classer Comment tuer son boss ? dans la catégorie « films de potes », Mes meilleures amies est organisé autour d’un personnage unique, Annie, célibataire un peu perdue sentimentalement et professionnellement qui participe à l’organisation du mariage de son amie d’enfance. Le scénario la suit dans sa vie quotidienne, ses relations avec les différents personnages : ses colocataires, son patron et les clients de la bijouterie où elle travaille, ses amants et le groupe de filles qui planifie les événements autour du mariage. L’absence d’interaction entre les personnages de ces groupes qui ne se rencontrent jamais ou brièvement crée une impression de série de sketches avec comme élément commun le personnage principal. Mais l’empilement de scènes les unes à la suite des autres se ressent moins que dans Comment tuer son boss ?, et ce pour deux raisons.

 D’abord, l’intrigue montre une progression dans le personnage d’Annie qui résulte des micro événements qui ponctuent son quotidien ; et il faut saluer ici la prestation de Kristen Wiig, issue du Saturday Night Live, qui arrive à rendre Annie crédible et attachante tout en nous offrant de grands moments burlesques tout au long du film ( le discours aux mariés, son délire alcoolisé dans l’avion ou ses tentatives pour forcer un policier de la route à réagir en commettant toutes les infractions imaginables). Ensuite, le film tient un discours assez juste sur la solitude et les doutes auxquels chacun doit faire face au cours de sa vie. Le mérite de Mes meilleures amies est d’être aussi efficace dans une scène scatologique et cataclysmique d’intoxication alimentaire que lorsqu’il montre Annie préparer avec soin un cupcake, symbole de la pâtisserie qu’elle a perdu suite à la dépression économique. Peu importe alors que le dénouement se fasse dans un "happy end" attendu où les conflits entre personnages sont résolus de manière plus ou moins arbitraire, il y a quelque chose de fragile et touchant dans le trajet intime que vit l'héroïne. La présence de Judd Apatow en producteur n’y est certainement pas étrangère : réalisateur-scénariste de 40 ans toujours puceau, Knocked up et Funny people, les héros de ses comédies sont toujours des marginaux propres à l’identification du spectateur car miroirs de nos propres travers et faiblesses.
           

05/09/2011

La piel que habito : les plaisirs de la cinéphilie

4 / 5
 
 

A la fin du précédent film d’Almodovar, Les étreintes brisées, mélodrame flamboyant aux accents autobiographiques sur un cinéaste et son égérie, on assistait émus à un remake de la scène d’ouverture de Femmes au bord de la crise de nerfs, un des premiers succès du cinéaste. Ce retour à ses débuts permettait de faire un bilan sur l’œuvre du cinéaste, de l’extravagance de ses premiers films à la maturité de ses grands drames maîtrisés (Parle avec elle, La mauvaise éducation, Volver ou Les étreintes brisées). La piel que habito, avec ses intrigues à tiroir, ses mystères et son personnage en costume de tigre semble quant à lui un retour à l’exubérance pour Pedro Almodovar.


Une femme est séquestrée par un docteur (Antonio Banderas) qui la garde sous surveillance avec l’assistance de sa gouvernante. Le savant se livre à des expériences dans le but de créer une peau synthétique plus résistante que l’épiderme humain. Il semble hanté par la mort de sa femme. A partir de cette situation de base, l’intrigue se complexifie au fur et à mesure que l’on apprend des informations sur les personnages, le tout s’opérant dans une situation de tension constante. La piel que habito peut donc en premier lieu se savourer comme un bon polar, habilement construit et brillamment mis en scène, à l’image de la bande son efficace de Alberto Iglesias.

Mais il y a plus, car Almodovar parvient dans le film à nous transmettre le plaisir de cinéphile qu’il a à nous conter un récit qui oscille entre différents cinémas de genre (polar, horreur, science-fiction). Almodovar s’est depuis ses débuts inscrit dans un héritage cinématographique, incorporant des extraits de films dans ses œuvres : Johnny Guitar dans Femmes au bord de la crise de nerf, Sonate d’automne dans Talons aiguilles ou Eve dans Tout sur ma mère. Dans ses derniers films, Almodovar ne recourrait plus à des extraits mais s’amusait à inclure dans ses œuvres de faux films réalisés par ses soins mais évoquant d’autres films, tel que la parodie de L’homme qui rétrécit dans Parle avec elle. La piel que habito semble un aboutissement dans la démarche de cinéphile d’ Almodovar par une incorporation des références dans le style du film même. La mise en scène précise des scènes de suspense évoque le grand maître Hitchcock, le masque de la femme cobaye Les yeux sans visage de Franju, une scène hypnotique de soirée mondaine qui se finit dans des jardins avec des couples de jeunes en plein coït au détour de chaque buisson n’est pas sans rappeler l’iconoclasme surréaliste de Bunuel. Le talent d’Almodovar est de s’approprier tous ces styles en les incorporant dans un film qui porte sa marque avant tout ; on y retrouve l’exploration des passions violentes caractéristiques de son œuvre. L’arrivée du frère du docteur à son domicile, aux frontières du kitsch avant de basculer dans l’horreur comique, mais aussi la scène du suicide de sa femme devant leur fille font partie des scènes hyperboliques  et marquantes chères au réalisateur espagnol.


Cependant le plaisir de cinéma que procure La piel que habito est accentué encore par la façon dont le réalisateur joue avec ce que perçoit le spectateur. Comme le docteur qui observe la captive sur un écran de télévision géant et contemple son corps endormi avant de se rendre compte qu’elle s’est coupée les veines, Almodovar nous manipule, nous montre des scènes avant de bousculer nos certitudes. La relation entre le docteur et son cobaye, les hésitations du Pygmalion face à l’objet de son désir prennent ainsi un tout autre sens une fois leurs histoires contées. Et c’est bien un des mérites de l’art le plus accompli que de bouleverser nos certitudes et de développer notre intelligence de spectateur.