21/11/2015

Le fils de Saul : résistances à Auschwitz


4 / 5

Pour son premier long métrage, le hongrois Laszlo Nemes n’a pas pris la voie de la facilité. Si faire une fiction se déroulant dans le camp d’Auschwitz pose déjà des problèmes de représentation évidents, le cinéaste trentenaire ne s’arrête pas à cette difficulté. En choisissant de construire un récit autour des Sonderkommandos, les déportés juifs chargés d’assister les nazis dans leur travail d’extermination, Nemes se place au cœur de l’horreur de la Shoah. Nul doute que l’ambition du projet lui a permis d’être sélectionné à Cannes, mais cette exposition était à double tranchant. L’échec du film n’en aurait été que plus retentissant. Le grand prix est au contraire venu saluer un des paris esthétiques les plus courageux du festival, relevé haut la main.


Le fils de Saul n’est pas le premier film à traiter des camps de concentration nazis. Qu’ajouter aux documentaires d’Alain Resnais et Claude Lanzmann et à l’émouvant Liste de Schindler ? Par rapport au mélodrame de Steven Spielberg, Laszlo Nemes se distingue en refusant le principe d’un récit de survivants pour nous confronter sans échappatoire à la mort industrialisée au cœur d’Auschwitz.

Embarqué aux côtés de Saul nous le voyons dès la première séquence accompagner un groupe de déportés aux chambres à gaz. Le réalisateur nous épargne l’image du massacre, nous laissant aux portes des chambres avec les Sonderkommandos, mais les cris des victimes paniquées se font bel et bien entendre, de plus en plus intenses. Face à cette monstruosité il y a le visage de Saul presque impassible.


Alors qu’on assiste ensuite au nettoyage machinal des lieux par les Sonderkommandos se pose la question de la déshumanisation de ses hommes qui côtoient la mort au quotidien. Cependant un élément vient faire grain de sable dans cette macabre routine. Un enfant s’accroche encore à la vie de sa respiration faible et haletante. D’abord agglutinés atour du petit corps, les hommes sont assez vite renvoyés à leur tâche par un SS qui achève le garçon. C’est autour de cette exécution, filmée à distance du point de vue de Saul, que Nemes va nous montrer ce qui peut rester d’humanité face à l’horreur.

Le fils de Saul fait se rencontrer deux formes de résistance. Il y a d’abord celle qui appartient à l’Histoire, la tentative de rébellion armée des Sonderkommandos qui s’organise au second plan et dans laquelle Saul va se retrouver impliqué. Mais il y a surtout la quête individuelle du protagoniste pour enterrer dignement le corps de l’enfant. En créant une dynamique de conflit entre ces deux objectifs, Nemes se dégage de l’héroïsation conventionnelle des films historiques. Mais si un des ses compagnons reproche à Saul d’abandonner les vivants pour les morts, on aurait tort de réduire les motivations de ce dernier à une folie obsessionnelle morbide.



Tout au long de son film, Laszlo Nemes installe un trouble autour de l’identité de Saul, ne nous livre les éléments sur sa vie avant son arrivée au camp qu’avec parcimonie. L’enfant mort est-il vraiment son fils comme il le prétend ? Cette certitude importe moins que son projet par lequel il affirme l’inefficacité du processus de déshumanisation mis en place par les SS qui parlaient de « pièces » pour faire référence aux cadavres. Par sa tentative d’offrir un service funéraire à un enfant, Saul honore ce mort tout en se retrouvant pour lui-même une identité qu’il avait perdue au fil de sa détention à Auschwitz.

Au-delà de son récit fort et emprunt d’humanité, Le fils de Saul impressionne par son esthétique. Nemes, qui a fait ses armes en tant qu’assistant du brillant formaliste Bela Tarr, parvient à retranscrire l’effroi des camps de concentration sans tomber dans l’obscénité. Entre flous, bord cadres et hors-champs, le cinéaste nous dévoile les bribes de l’usine de mort en laissant le reste au travail de notre imagination. On est happés par le magma sonore du film, où l’on perçoit des bribes de conversations dans diverses langues, ainsi que des chuchotements et des cris.



On saura gré à Nemes de ne pas avoir opté pour une esthétique facile d’immersion pseudo-documentaire avec caméra tremblante, mais de composer savamment les cadres dans les longs mouvements en plans séquence qui composent son film. La séquence hallucinante où Saul cherche un rabbin de nuit dans le chaos d’une foule sur le point d’être brûlée par les nazis rappelle les visions infernales de Jérôme Bosch. Face à de tels tours de force, on ne peut qu’applaudir la maîtrise de ce premier film qui se montre à la hauteur esthétique et morale de ses ambitions.

09/11/2015

L'homme irrationnel : éthique de la distraction

4 / 5

On peut admirer le rythme de travail implacable de Woody Allen, livrant sa cuvée chaque année. On peut aussi se demander si le cinéaste new-yorkais n’écrit et ne tourne pas trop. Bien malin celui qui saurait citer la filmographie complète de cet artiste prolixe de mémoire. Car si certaines de ses oeuvres peuvent nous marquer, on peine à se remémorer précisément d’autres. Le souvenir des opus alleniens est d’autant plus vague qu’ils ressassent les mêmes motifs et obsessions. L’homme irrationnel renoue ainsi avec la thématique criminelle récurrente chez Allen depuis Crimes et délits, qui était aussi au coeur de Match Point. Pas de réelle révolution donc chez l’auteur toujours autant féru de Hitchcock et Dostoïevski. Malgré tout on aurait tort de bouder L’homme irrationnel, un des films les plus réjouissants et intelligents de l’année.


Professeur de philosophie dépressif, Abe Lucas (Joaquin Phoenix) confie à son étudiante Jill (Emma Stone) une de ses plus grandes souffrances, son impossibilité à se distraire. Si Woody Allen envisage de son propre aveu ses films comme des distractions salutaires dans notre trajet irrémédiable vers la mort, cela vaut aussi bien pour lui que pour ses spectateurs. Et de ce point de vue, l’exposition brillantissime de L’homme irrationnel l’inscrit d’office dans le divertissement de très haute volée. Pas le temps pour le petit air de jazz rétro habituel sur des écrans noirs, cette fois-ci c’est le moteur d’une voiture qui vrombit sur les écrans noirs. Le morceau de jazz endiablé, retrouvé tout au long du film, est introduit en même temps qu’Abe, Joaquin Phoenix à l’allure déglinguée de rock star. Sa voix trainante nous prépare à une intrigue criminelle de façon allusive. En effet de miroir, dans le plan suivant qui introduit Jill, cette dernière nous annonce le récit de sa relation avec Abe.



Les deux horizons policiers et romantiques posés, le film semble d’abord suivre celui introduit par Jill, sur le ton de la comédie de mœurs. Il faut dire qu’Abe n’est dans un premier temps pas en mesure de porter un quelconque récit. Allen nous prouve avec ce dernier qu’il est insurpassable dans l’art de traiter la dépression sur un mode comique. Mutique lors de son premier entretien avec la directrice enthousiaste de l’université où il va officier, le professeur se livre ensuite à un jeu de massacre intellectuel, disqualifiant auprès de ses étudiants les différentes pensées philosophiques. Summum du masochisme, son rapprochement avec Jill s’opère par les félicitations qu’il lui adresse pour une dissertation où elle a contredit efficacement ses thèses. Le nihilisme d’Abe s’applique en premier lieu à lui-même, et Jill a l’énergie rayonnante nécessaire pour le sortir de son marasme. S’organise alors au fil d’un scénario à rebondissements multiples un jeu de vases communicants passionnant entre ces deux protagonistes.



A quoi tient le charme de L’homme irrationnel et des meilleurs métrages de Woddy Allen? A une mise en scène d’une rare élégance, à une finesse d’écriture qui sait prendre le spectateur par surprise, à la précision mécanique du rythme. A ces avantages ce dernier opus a le mérite de stimuler notre intellect en posant des questions éthiques sur lesquelles l’auteur se garde bien de trancher. Le cinéphile averti prendra également plaisir à déceler la légion de références qui ont nourri cette comédie policière, de L’inconnu du Nord Express à Soupçons, en passant par Crime et Châtiment. Excellent directeur d’acteurs, Allen sait toujours tirer d’eux le meilleur, et ce dernier film ne fait pas exception. Joaquin Phoenix incarne la métamorphose d’Abe avec une aisance extraordinaire, tandis que la lumineuse Emma Stone s’impose comme la digne héritière des héroïnes énergiques, indépendantes et pleines de ressource incarnées auparavant par Diane Keaton.



Certains reprocheront à Woody Allen de ne pas vraiment se renouveler. Mais tout le talent de cet orfèvre réside plutôt dans sa façon de proposer des variations sur les thématiques qui l’obsèdent tout en laissant une impression de fraîcheur. Il y a là un miracle de longévité et de productivité artistiques : à bientôt 80 ans, Allen parvient encore à nous transmettre son plaisir d’écrire et de filmer. Peu importe alors si son prochain film sera moins convaincant, c’est par la pratique que ce stakhanoviste parviendra à nous livrer des pépites drôles et noires de la teneur de cet Homme irrationnel.