26/01/2016

"Django Unchained" / "Les 8 Salopards" : Tarantino et la violence


Django Unchained : 3 / 5

Les Huit Salopards : 4 / 5

Un homme danse sur une chanson entrainante des années 70 avant d’arracher au rasoir l’oreille d’un autre. Deux ennemis se retrouvent attachés dans une cave, aux mains de sadiques. Une femme dans le coma, sur le point de se faire violer, reprend conscience et fracasse la tête de son agresseur à coups de porte. Les membres de jeunes femmes s’envolent suite à leur crash automobile avec un tueur psychopathe. La filmographie de Quentin Tarantino est ponctuée de scènes à la violence insoutenable, que le cinéaste a longtemps défendues par leur aspect esthétique. Son exploration du western, amorcée avec Django Unchained  et poursuivie avec Les Huit Salopards, ne lésine pas non plus sur les cadavres mais le cinéaste semble néanmoins vouloir y développer une réflexion plus poussée. Quelle serait alors l’éthique de la violence selon Tarantino ?


Pour la première fois chez son auteur, Django Unchained prenait en compte le traumatisme du spectateur faisant face à la cruauté. La mariée de Kill Bill, tout comme les héroïnes de la seconde partie de Boulevard de la Mort, étaient certes marquées, mais par une violence dont elles avaient été directement les victimes. Loin d’être un saint,  le chasseur de primes Schultz (Christoph Waltz) n’en était pas moins révolté par l’esclavage en vigueur dans le Sud des Etats-Unis à la veille de la guerre de Sécession. Spectateur de la mise à mort sauvage d’un esclave déchiqueté par des chiens, il était ensuite hanté par les images de la scène alors que s’établissait un accord forcé à l’amiable avec son bourreau, le propriétaire de plantation Calvin Candie (Leonardo DiCaprio). Tandis que Candie faisait mine de s’étonner de la réaction de révulsion de Schultz devant l’exécution de son esclave, Django (Jamie Foxx) lui avait répondu « Il n’est pas autant habitué aux américains que je le suis ». A la source des poussées de violence se trouverait donc selon Tarantino la culture américaine, l’histoire des Etats-Unis. Rien d’étonnant alors à ce que le chef des américains vengeurs envoyés pour tuer les nazis dans Inglorious Basterds exige des scalps pour motiver ses troupes.


Qu’est-ce qui différencie Schultz des natifs de son pays d’adoption ? L’allemand sait se montrer impitoyable aussi, mais agit dans le cadre de la loi. Les exécutions qu’il enchaîne peuvent paraître sommaires, mais elles sont justifiées par les autorisations gouvernementales qu’il porte sur lui. Schultz gagne simplement sa vie en traquant les criminels et si son code de conduite n’est pas sans ambivalence, le personnage finit sans mal par incarner la civilisation et la culture en contraste avec l’environnement dans lequel il évolue. Tandis qu’il est un des personnages les plus attachants de la filmographie de Tarantino, Candie en est à l’opposé un de ses plus abjects. Dans un effet de miroir inversé par rapport à Schultz, le propriétaire sudiste se voudrait un représentant de la haute culture, mais n’est en réalité qu’un usurpateur. Il exige qu’on l’appelle « Monsieur » mais ne parle pas français, nomme un de ses esclaves D’artagnan mais ignore jusqu’au nom d’Alexandre Dumas.


C’est finalement le manque de culture de Candie qui cause sa perte lorsqu’il exige par la coutume que Schultz lui serre la main sous peine de tuer la femme de Django qui a fait l’objet de leur transaction. La coutume ne peut faire loi, et ce travestissement est la porte ouverte aux règlements de compte sanglants qui forment le dernier acte de Django Unchained. On en revient alors à une violence décomplexée, et ce retour constitue une véritable déception à la vision du film, comme un retour à un stade que Tarantino semblait avoir dépassé. La violence de l’esclavage peut-elle justifier le massacre vengeur des classes qui en ont profité, décrit comme une catharsis par le cinéaste ? Pas sûr. 


Avec Les Huit Salopards, le cinéaste signe cependant un western bien plus posé que son précédent opus, et impose même un changement de rythme dans sa filmographie. Signe de rupture, l’éclectisme propre aux compilations qui servent habituellement de bandes sons à ses métrages laisse ici à quelques exceptions près la place à une partition originale composée par Ennio Moricone. Si l’ouverture du film et ses plans de paysages enneigés majestueux évoquent le style opératique de Sergio Leone, c’est en fin de compte de la version de The Thing de John Carpenter, aussi mise en musique par Moricone, que le cinéphile Tarantino s’inspire le plus ici. Le cadre des Etats-Unis de l’après guerre de Sécession y sert de terreau fertile à une paranoïa qui prend toute son ampleur dans le décor réduit d’une diligence puis d’une mercerie.


Moins ébouriffante que par le passé, l’écriture de Tarantino se montre cependant toute aussi brillante dans un système répétitif qui remet sans cesse en question l’identité des personnages et la véracité de leurs affirmations. Par rapport à Django Unchained, Les Huit Salopards montre l’inefficacité de la justice par la loi. Pour les salopards éponymes du métrage, ruser par rapport aux restreintes imposées par le droit est un art dans lequel ils sont passés maîtres. Afin de tuer, on s’arrange pour provoquer une situation de légitime défense ou on opère discrètement par l’intermédiaire d’un poison qui fait prendre au film des allures de roman à énigme à la Agatha Christie.


L'entente semble d’autant plus difficile à atteindre entre les personnages des Huit Salopards que le passé sanglant est toujours nimbé d’incertitudes. Alors que le nordiste John Ruth (Kurt Russell) accuse l’ancien membre d’une milice sudiste (Walton Goggins) d’avoir massacré femmes et enfants, ce dernier s’offusque et évoque la propagande mensongère de Washington. Il répond par le récit de l’incendie provoqué par le « héros » nordiste Warren (Samuel L. Jackson, impérial) dans lequel ont péri les soldats des deux camps, face obscure et extrémiste de celui qui était perçu jusqu’alors comme un exemple à suivre, reconnu comme un pair par Abraham Lincoln. Dans ce monde de faux semblants, comment ramener la paix sociale ?


Tarantino répond en introduisant une figure de bouc émissaire, avec toute l’ambivalence que cela induit  car on ne saura jamais exactement quel a été son crime. Il n’est pas innocent que le générique de début se fasse sur un long travelling descendant d’un Christ tandis que le film se clôt sur un mouvement ascendant inverse vers la victime du sacrifice ; on laisse alors les personnages survivants à évoquer un idéal d’harmonie et de fraternité très lointain, aux antipodes du bain de sang auquel nous venons d’assister. « Il n’y en a pas beaucoup qui reviendront à la maison » chante Roy Orbison en guise de conclusion mélancolique, comme un constat d’échec. Pour les salopards, pas de salut ni de rédemption possibles. 

08/01/2016

2015 en 10 films

10 / Le fils de Saul



Pour son premier long métrage, le hongrois Lazslo Nemes a relevé le pari risqué d’une immersion dans l’horreur d’Auschwitz. Le résultat est à la hauteur de cet ambitieux projet. D’une maîtrise formelle impressionnante, Le Fils de Saul donne à réfléchir sur ce que peut être la résistance à la déshumanisation des camps d’extermination, au niveau collectif et individuel.


9/ Foxcatcher



Inspiré d’un fait divers qui a marqué la fin des années Reagan, le film de Bennett Miller dépasse la simple reconstitution pour devenir une fable d’essence américaine. Le pouvoir de l’argent et la course au succès ont rarement trouvé une illustration plus terrifiante que dans ce thriller psychologique. Miller sait poser une ambiance inquiétante, à la lisière du fantastique, et dirige de main de maître Channing Tatum, Steve Carrell et Mark Ruffalo, tous les trois extraordinaires.


8/ L’homme irrationnel



Très bon cru cette année pour Woody Allen, qui a su livrer une nouvelle fois une relecture réjouissante de Crime et Châtiment qui avait déjà nourri Crimes et Délits et Match Point. Pour cette dernière variation à la noirceur délicieuse le cinéaste new-yorkais alterne avec maestria comédie et drame. Le charme irrésistible de Joaquin Phoenix et Emma Stone achèvent de faire de L’homme irrationnel un des opus les plus aboutis de son prolifique auteur.


7/ Les chansons que mes frères m’ont apprises



La sino-américaine Chloe Zhao donne tout son sens au concept de cinéma indépendant américain en nous proposant une plongée dans une réserve amérindienne. A travers le récit de la vie au jour le jour d’un frère et d’une sœur, cette fiction documentaire et politique illustre la situation dramatique dans laquelle se trouvent les natifs américains tout en nous présentant aussi quelques sublimes lueurs d’espoir. Passé un peu inaperçu lors de sa sortie,  toujours sans distributeur aux Etats-Unis, Les Chansons que mes frères m’ont apprises est un film à découvrir d’urgence.


6/ Mustang



Le film de Deniz Gamze Ergüven a séduit aussi bien la critique que le public, engrangeant 450 000 entrées. Et en effet difficile de ne pas être touché par l’histoire de ces jeunes beautés turques qui se voient privées de leur liberté par une société patriarcale et conservatrice. Si certaines scènes évoquent la mélancolie de Virgin Suicides, c’est bien l’énergie de Bande de filles qui habite plutôt ce magnifique film engagé.


5 / Taxi Téhéran



Comment continuer à être un artiste malgré la censure de son pays ? C’est la question que doit se poser au quotidien l’iranien Jafar Panahi, interdit de réaliser ou de quitter son pays depuis 2010, et à laquelle il a répondu de façon éclatante avec Taxi Téhéran cette année. Se faisant passer pour un chauffeur de taxi, le cinéaste s’est mis en scène et a tourné clandestinement une œuvre hybride et ludique où documentaire et fiction sont entremêlés. On ne peut rêver plus beau pied de nez aux autorités iraniennes que ce film brûlot qui fait se côtoyer harmonieusement gravité et burlesque.


4/ Star Wars : le Réveil de la Force



C’est peu dire que la suite des aventures de Luke Skywalker, Han Solo et Leia était attendue par une génération de fans qui en avaient rêvé depuis leur enfance. Au final, J. J. Abrams a livré un blockbuster qui ne révolutionne pas la saga créée par George Lucas mais dont la forme est quasiment irréprochable. On est conquis par une galerie de nouveaux personnages tous bien dessinés, qu’on est impatients de retrouver dans les futurs épisodes.


3/ Notre petite soeur


Après Still Walking, I Wish : nos vœux secrets et Tel père, tel fils, Hirokazu Kore-eda signe une nouvelle fois un « feel good movie » d’une beauté bouleversante. Le regard profondément bienveillant du cinéaste japonais sur ses personnages, sa mise en scène précise et délicate font des merveilles dans un métrage à la douceur rare et précieuse. Ce n’est qu’à regrets, les larmes aux yeux, que l’on quitte la communauté attachante de femmes dont on a partagé le quotidien enchanté dans Notre petite sœur.


2/ Vice-Versa



Depuis leurs débuts, les studios Pixar se sont distingués par leur capacité extraordinaire à nous émouvoir. Rien d’étonnant donc à ce que leur dernier né soit l’expérience de cinéma vécue le plus intensément cette année. On ressort de cette catharsis complètement vidés, mais surtout admiratifs face à la puissance d’imagination de Pete Docter et ses scénaristes qui ont transformé brillamment le cerveau d’une adolescente en territoire d’aventures spectaculaires. 


1/ Les Mille et Une  Nuits



Comment faire suite au splendide Tabou, sacré meilleur film de 2012 sur ce blog ? Le portugais Miguel Gomes n’a proposé rien de moins qu’une fresque à l’échelle nationale. Il est facile de se perdre dans les trois volets touffus de ces Mille et Une Nuits, le cinéaste laissant au spectateur le travail d’établir le lien entre les différents épisodes réalistes ou fantasmagoriques qui composent son œuvre. Fort heureusement Gomes est un raconteur et un créateur de formes hors pair, ce qui rend son film somme l’objet de cinéma le plus passionnant de l’année.