4,5 / 5
Into
the Abyss trouve son origine dans la série documentaire On Death Row réalisée
par Werner Herzog pour la chaîne Investigation Discovery. Dans le cadre de ce
projet, le cinéaste est allé à la rencontre de condamnés à mort qui attendent
leur exécution aux Etats-Unis. Dans la rencontre de Michael Perry et Jason
Burkett, condamnés pour un triple homicide lié à un vol de voiture à Conroe au
Texas, Herzog a trouvé une matière qui allait bien au-delà du format épisodique
de 45 minutes. Le long métrage qui en résulte est d’une intensité et d’une
richesse qui en font l’un des films les plus captivants de l’année.
Au
titre du film de Herzog s’ajoute le sous-titre « Un récit de mort, un
récit de vie ». Et c’est bien de cela dont il est question dans la
forme : plus qu’un film dossier, le réalisateur organise une série de
récits, de témoignages faits par des intervenants plus ou moins liés au sort de
Perry ou Buckett. Ainsi dans le prologue Herzog s’entretient avec un aumônier
chargé d’accompagner les condamnés à mort dans leurs derniers instants. Alors
que l’intervenant commence à raconter sa rencontre avec deux écureuils sur un
ton léger, une rupture de ton soudaine s’opère dans un moment d’autant plus
bouleversant qu’il est inattendu. Submergé par l’émotion et les larmes,
l’aumônier interrompt son récit qui se livre alors comme la parabole d’un droit
à la vie, manifeste éclatant contre la peine de mort. La finesse d’Herzog,
intervieweur et donc metteur en scène, est de savoir faire surgir de tels
débordements émotionnels où semble être livrée une vérité transcendante, en
prenant aussi bien le spectateur que la personne interviewée par surprise.
En
contraste avec ce mouvement d’élévation transcendante, Into the Abyss
porte aussi bien son titre, opérant une plongée dans l’horreur d’un fait divers
qui est donné brutalement à voir par le biais des archives de la police
locale : les traces de sang et le cadavre trouvé sur un sentier de forêt
sont les signes d’une cruauté bien réelle. Toute la première partie du film est
glaçante, alternant les éléments de l’enquête et les témoignages des deux
coupables d’une sérénité dérangeante. Mais alors que la narration se développe
et prend une ampleur de plus en plus importante en élargissant le champ des
intervenants, Herzog dévoile peu à peu ce qui se cache derrière l’abîme
contemplé par le documentaire : l’absurdité du néant.
L’irréalisme est à son sommet dans le récit halluciné d’un habitant de Conroe qui prétend
avoir un tournevis logé dans son corps depuis une altercation lors d’une nuit
d’ébriété. Mais les faits de l’affaire Perry-Burkett d’abord réalistes prennent
aussi des proportions démesurées alors que les deux suspects sont pris dans une
fusillade musclée à la hauteur des films d’action les plus rocambolesques, ou
que l’on découvre que tous les membres de la famille de Burkett sont en prison.
Herzog fait le portrait accablant de laissés pour compte de l’Amérique pris
dans un cycle de violence implacable dont ils ne sauraient s’échapper. Les
destins décrits relèvent d’une tragédie nihiliste moderne dans laquelle il
serait impossible de trouver un sens. Même l’aumônier qui croit en un dieu de
bonté et pardon peine à réconcilier sa foi avec les exécutions qui font partie
de son quotidien.
D’où vient
alors qu’ Into the Abyss soit une objet cinématographique stimulant et
jamais pesant, malgré la gravité de son sujet et la vision pessimiste du monde
qui nous est donnée ? En premier lieu, Herzog crée à travers les larmes
versées par les différents intervenants une expérience cathartique à laquelle
il invite le spectateur : faire face à la mort et à la douleur qu’elle
engendre est finalement bien plus salutaire que l’indifférence. Ensuite, la
belle humilité du réalisateur qui ne se positionne jamais en juge lui permet de
dresser une série de portraits d’individus inoubliables. Si comme Herzog nous
n’avons « pas nécessairement à [tous les] aimer », force est de
constater qu’ils sont tous profondément humains, jusque dans leurs travers et
leur folie.
Enfin, malgré
l’omniprésence de la mort, l’auteur livre dans la dernière partie du film un
message d’espoir en décrivant différents trajets vers la vie. A travers le
rétablissement progressif d’une femme qui a du vivre un double deuil, la prise
de conscience d’un chargé d’exécutions ou le passage en contrebande singulier
d’une vie hors de la prison, Herzog offre le deuxième récit promis par le
sous-titre du film ; et trouve ainsi la parfaite façon de conclure un métrage
qui touche à l’essence de notre fragile existence.