06/09/2016

Toni Erdmann : à la recherche du bonheur

4,5 / 5

George Miller et son jury ont choisi de ne pas distinguer Toni Erdmann au dernier festival de Cannes. Le film de l’allemande Maren Ade n’est pas reparti les mains vides pour autant puisqu’il s’il s’est vu décerné le prix de la critique internationale. Cette distinction reflète bien l’état de ravissement dans lequel elle a laissé son public sur la Croisette, allant des éclats de rire aux applaudissements en pleine projection. Et il est effectivement difficile de résister au charme de ce métrage qui fait souffler un véritable vent de fraîcheur dans le cinéma d’auteur.


Le premier atout du film, c’est le personnage de Winfried. Campé par un Peter Simonischeck irrésistible, cet allemand sexagénaire prône une liberté d’expression qui s’embarrasse peu de concepts tels que la bienséance et le politiquement correct. S’il s’affranchit des règles, c’est par l’intermédiaire de son alter ego Toni Erdmann, hilarant bouffon vulgaire. L’excellente idée du film est de faire se rencontrer ce pendant burlesque avec le monde codifié et impitoyable des affaires internationales où travaille la très sérieuse fille de Winfried, Ines (Sandra Hüller).

Il est bien sûr réjouissant de voir l’intrus poil à gratter dire leurs quatre vérités aux représentants du capitalisme à outrance, de les parodier en se faisant l’avocat du diable. Mais l’originalité et la force du film de Maren Ade viennent de sa capacité à faire naître l’émotion derrière la satire. La réalisatrice/scénariste alterne moments comiques et dramatiques, et l’absence de toute musique dramatisante permet de basculer imperceptiblement  d’un registre à l’autre, voire de les mêler. L’interprétation habitée d’une chanson de Whitney Houston est à ce titre un des sommets du film, à la fois bouleversant et grotesque par son caractère excessif, et Sandra Hüller porte admirablement cette ambiguïté.



La durée conséquente de Toni Erdmann est essentielle au portrait d’un très beau duo père-fille qui nous devient de plus en plus attachant au fur et à mesure qu’on les voit chacun évoluer de leur côté. D’une construction magistrale, le scénario alterne les points de vue de ses deux protagonistes afin de raconter avec toutes les nuances possibles leurs deux évolutions psychologiques. L’enjeu du récit est certes dans un premier temps de faire sortir Ines de sa logique de contrôle, mais l’inconséquence des jeux mis en place par Winfried possède sa part de violence et n’est pas sans dommages collatéraux. Le lâcher prise proposé en guise de résolution, d’une liberté euphorique, est de ce point de vue d’autant plus convaincant qu’il n’est pas prémédité et advient par accident. Avec Toni Erdmann Maren Ade nous encourage donc à jouer et à ne pas nous prendre trop au sérieux, mais au final surtout à la spontanéité.  


30/08/2016

Dernier train pour Busan : zombies et Corée du Sud en huis clos

3,5 / 5

Depuis les années 2000 les zombies sont sur le devant de la scène, déclinés sous toutes les formes possibles, de la série avec The Walking Dead à la comédie pour adolescents avec Warm Bodies. C’est donc un peu circonspect que l’on va découvrir Dernier train pour Busan, en se demandant bien ce que le métrage pourra encore apporter à un genre surexploité. Au final, on se retrouve avec une nouvelle démonstration percutante de la capacité du cinéma coréen à transcender les genres qu’il explore.



Rien de révolutionnaire à priori dans la mise en place proposée par le réalisateur Sang-Ho Yeon et son scénariste  Joo-Suk Park. Le principe de contamination du genre de zombie est au centre du film et ses personnages sont au bord de l’archétype. Au bord du train où va se dérouler la quasi-totalité de l’action, on trouve ainsi un père gérant de fonds et sa jeune fille qu’il néglige, un anticapitaliste sans emploi et sa femme enceinte, une équipe de baseball d’adolescents, un homme d’affaire égoïste…

La qualité du film est néanmoins d’utiliser au mieux ce principe de concentré social pour offrir une véritable allégorie politique. En proie au capitalisme à outrance, la Corée du Sud vit aussi dans l’ombre du fantôme du régime autoritaire de Park Chung-Hee qui l’a fait entrer dans la modernité des années 60 à 70. Devant des images d’émeutes mal interprétées une femme âgée peut alors remarquer que ces débordements n’auraient pas été autorisés à une autre époque. L’arrivée des zombies n’est finalement qu’un déclencheur pour faire éclater au grand jour les angoisses et tensions sociales. Si la politisation a toujours été au cœur du film de zombie depuis l’invention du genre par George Romero dans La nuit des morts-vivants, Le dernier train pour Busan a pour mérite de ne pas tomber dans l’angélisme en ce qui concerne l’issue du dilemme entre individualisme et altruisme social.




Par sa construction dramatique simple, le film de Sang-Ho Yeon évoque un autre film de train coréen, le Snowpiercer de  Bong Joon-Ho. Même pessimisme quasi-nihiliste, même inventivité de la mise en scène, notamment lorsqu’un groupe de personnages doit faire preuve d’ingéniosité afin de traverser des wagons remplis de zombies. Bien malin celui ou celle qui saura prédire lequel des protagonistes sortira indemne de ce film intense où suspens et émotions se répondent sans cesse pour notre plus grand plaisir.

12/07/2016

La Loi de la jungle : à l'aventure !

4 / 5

A 35 ans passés, Marc Châtaigne est bien décidé à décrocher le stage qui lui ouvrira les portes du monde de l’emploi au Ministère de la Norme. Arrivé en retard il ne lui reste cependant qu’une affectation en Guyane pour superviser la conformité d’un projet de station de ski à la réglementation européenne. Le voilà donc parti vers une terre d’aventure où il fait la connaissance de Tarzan, seigneur de la  jungle, une guide environnementaliste au caractère bien trempé.


Le premier long métrage de Antonin Peretjatko, La fille du 14 juillet, proposait un pastiche du cinéma français des  années 60-70, avec un peu de Jean-Luc Godard et de Jacques Rozier pour les références nobles mais aussi une influence moins avouable de Claude Zidi, voire de Max Pecas. Le tout ne manquait pas de charme, ne serait-ce que par son caractère décomplexé qui apportait une véritable fraicheur dans le genre de la comédie française. On lui pardonnait alors son côté un peu fourre-tout, l’effet d’accumulation d’idées  sans réelle organisation qui faisait partie de son style. Il y avait là des envies de cinéma et de liberté galvanisantes.


Avec La Loi de la jungle, Peretjatko propose un récit plus tenu sans renier sur son penchant pour le mélange des genres. Si les premiers films de Jean-Luc Godard sont un terreau dans lequel le cinéaste continue de puiser, on pense aussi beaucoup au cinéma d’aventure de Philippe de Broca, tandis que l’humour absurde  du film en fait le fils spirituel du méconnu Bananas de Woody Allen. Les idées fusent toujours, défilent au rythme légèrement accéléré des 22 images par seconde qui donne un côté cartoon aux personnages aux voix déformées.  Cette folle énergie burlesque de La Loi de la jungle est un de ses atouts les plus frappants, mais il serait réducteur de ne considérer le film que comme une simple pochade, aussi réussie soit-elle.




Tandis que la plupart des comédies françaises « grand public » se soucient peu des questions de forme pour se concentrer sur les performances d’acteurs ou les dialogues, La Loi de la jungle séduit par une sophistication dans la mise en scène à rapprocher de celle des OSS 117 de Michel Hazanavicius. Peretjatko a l’élégance de faire rimer légèreté avec style, mais aussi celle de nous offrir une galerie de personnages hauts en couleur qui parle à notre imaginaire. Le duo formé par Vincent Macaigne et Vimala Pons est à ce titre étincelant. Lui incarne parfaitement une certaine médiocrité ordinaire à laquelle on s’identifie sans trop de mal. Elle est un vrai personnage de cinéma, révélée dès sa première apparition dans une pose iconique qui en fait le pendant féminin des aventuriers à la Humphrey Bogart ou Jean-Paul Belmondo. Si on peut regretter que cette inversion réjouissante du rapport de force classique et machiste homme/femme ne tienne pas tout à fait juqu’à la fin du film, Vimala Pons a néanmoins une nouvelle fois l’occasion de faire preuve d’une présence, une fantaisie et un naturel qui en font une des actrices les plus attachantes de sa génération.



Divertissement de haute volée, La Loi de la jungle réjouit enfin par un réel engagement. Il était certes un peu question de politique dans La fille du 14 juillet, mais cet aspect restait en arrière-plan. Ici, Peretjatko s’attaque directement à l’absurdité du monde contemporain, le projet de Guyaneige s’inscrivant dans la continuité du pont inutilisable construit entre la Guyane et le Brésil, mais aussi dans celle de Ski Dubaï. Quid de la nature dans tout cela ? Le cinéaste filme la forêt guyanaise et sa faune comme un espace sauvage à la fois inhospitalier et d’une beauté à couper le souffle, une richesse précieuse menacée par la marche du monde. Il y a décidément matière à réfléchir dans cette comédie, comme en témoigne encore ce troublant aphorisme qui s’impose comme une évidence sur une barque à moteur : « Dans la vie, il y a ceux qui gouvernent, et ceux qui dirigent ».


19/05/2016

Captain America - Civil War : on passe aux choses sérieuses ?


3 / 5

Pour les superhéros au cinéma, la période est aux doutes et remises en question. Le point de départ du dernier film Marvel est en effet proche de celui de Batman v Superman. Comme on reprochait au héros kryptonien les destructions occasionnées par son affrontement dans Metropolis à la fin de Man of Steel, les Avengers doivent faire face aux dommages collatéraux de leurs interventions musclées. La bande de Steve Rogers et Tony Stark est donc obligée de choisir entre la retraite forcée ou le contrôle par les autorités internationales. Le retour du Soldat de l’hiver, ancien ami de Captain America devenu assassin, vient encore compliquer la situation.


13ème film de l’univers cinématographique Marvel, Captain America : Civil War est aussi le premier film de sa phase 3. L’occasion est donc idéale pour un changement de schéma narratif qui viendrait bouleverser la routine dans laquelle sont tombées des productions Marvel. Aprèsun second volet des Avengers confus et un Ant-Man sympathique maisanodin, les frères Russo sont les candidats tout désignés pour relancer les enjeux dramatiques d’une série de films au long cours, et apporter des idées nouvelles. Ils l’avaient déjà fait avec un talent certain dans Captain America : le Soldat de l’hiver, et c’est à eux que reviendra de chapeauter le final (provisoire) de la saga Avengers en forme de dyptique prévu pour 2018 et 2019.



Et Captain America : Civil War tient ses promesses dans une première partie plutôt bien ficelée où les scissions se font ressentir et trouvent pleinement leurs justifications dans le camp des héros. La question du contrôle des Avengers est difficile à trancher, et chacun des personnages apporte des arguments valables à sa position. La caractérisation des nombreux protagonistes est un des atouts majeurs du film, et leur gestion équilibrée efface le mauvais souvenir laissé par l’Ere d’Ultron. Ce traitement vaut aussi pour un Black Panther charismatique parfaitement intégré au récit. La relative absence d’humour est aussi salutaire, donnant l’impression que les productions Marvel sont enfin prêtes à passer aux choses sérieuses après avoir un peu trop tiré sur la corde du « fun ». Quelques éléments viennent bien modérer l’enthousiasme, tels qu’un énième méchant sous-développé ou des chorégraphies de scènes d’action plus brouillonnes que celles du Soldat de l’hiver, mais l'optimisme est de mise.



Malheureusement le tout se gâte avec l’arrivée du personnage emblématique de Marvel, sur lequel Disney a repris la main après l’avoir laissé pendant 15 ans à Sony. Trop contents de leur coup, les studios s’en donnent à cœur joie avec un Spiderman qui enchaîne vanne sur vanne. Rien de choquant, cela fait partie de l’ADN du personnage dans les comics, mais l’ajout inopiné d’Ant-Man fait dangereusement monter le blaguomètre. Les vannes du fun sont lâchées et on a du mal à prendre au sérieux la guéguerre entre les 12 superhéros, à 6 contre 6 par le plus heureux des hasards. Comme le remarque Black Widow alors que les deux camps courent l’un vers l’autre pour s’affronter : « On va vraiment faire ça ? ». Après la blague méta flemmarde, place donc à un grand spectacle qui contient quelques bonnes idées de mise en scène mais relève au niveau dramatique du fantasme de gamin peu regardant.



Les frères Russo ont beau ranger les jouets de façon expéditive pour un dernier acte recentré sur une poignée de personnages, le mal est fait. Marvel Studios a encore une fois joué la carte du divertissement sans surprise ni réel engagement, donnant une image immature et réductrice du média dont sont inspirés leurs franchises.  



13/05/2016

La Saison des femmes : enfoirés de leurs pères !

3,5 / 5

En Inde, dans un village isolé de l’état du Gujarat, la veuve Rani s’apprête à marier son fils Gulab. Malgré les règles strictes dictées par une assemblée d’hommes, elle trouve une joie quotidienne dans ses échanges avec sa complice Lajjo, femme sans enfant d’un routier violent. A la périphérie du village se produit chaque soir sur scène son amie de longue date Bijili. La mort de sa belle-mère et l’arrivée de sa belle-fille vont petit à petit changer le destin de ces trois femmes.



On ne saluera jamais assez l’engagement des femmes cinéastes révoltées qui mettent à mal les patriarcats qui étouffent leurs pays. Citons entre autres la saoudienne Haifa Al-Mansour et son touchant Wajda, la franco-turque Denis Gamze Ergüvenet et son énergique Mustang ou la réalisatrice-actrice israëlienne Ronit Alkabetz récemment disparue. Leena Yadav s’inscrit dans leur lignée et signe avec La Saison des femmes un film à la fois accablant et porteur d’espoir.

La réalisatrice indienne déroute d’abord par la forme de son film empruntée au cinéma commercial de Bollywood, avec chansons et numéros de danse à l’appui. On ne peut cependant s’y tromper longtemps, et cette reprise des conventions du cinéma national est plutôt l’outil idéal pour dénoncer l’hypocrisie au sein de la culture des villages traditionnels. La chanson de mariage accompagne le début de son désastre annoncé ; les numéros de danse/chant de Bijili au contenu explicitement sexuel, qui ne resteraient que simples provocations aguicheuses dans une production bollywoodienne, sont suivis de passes prisées par des hommes qui délaissent leurs compagnes sans s’en cacher.



Que veulent les héroïnes de La saison des femmes ? De quoi rêvent-elles? Leena Yadav sait nuancer les velléités d’émancipation de chacune, et cette variation fait la subtilité du film. Du fantasme d’une sexualité épanouie au désir de maternité, la cinéaste accompagne de belle façon ses protagonistes dans leurs premiers pas vers la libération d’une culture qui les oppresse. En totale empathie, nous tremblons pour elles, serrons les poings face aux violences diverses qu’elles subissent, nous émouvons de leurs mouvements de solidarité. On ne saurait trouver meilleur signe que le double objectif de Yadav de nous informer et de nous faire réagir de façon viscérale a pleinement porté ses fruits.
   

24/04/2016

L'Avenir : de l'art de ne pas en faire tout un drame


4 / 5

Militante gauchiste dans sa jeunesse, Stéphanie vit à l’aube de la soixantaine dans un tranquille confort bourgeois. Professeur de philosophie dans un lycée, elle dirige également une collection chez un éditeur et est bien installée dans la routine de son foyer familial. Son quotidien va cependant bientôt être chamboulé par une série de bouleversements qui vont l’amener à devoir se poser une douloureuse question : comment réinventer sa vie à son âge avancé ?


Le titre du cinquième métrage de Mia Hansen-Løve peut sonner comme une cruelle ironie. Le devenir de son personnage principal parait en effet pour le moins incertain. Stéphanie perd littéralement pied au milieu des événements qui la submergent. Plutôt habituée à incarner des rôles froids, Isabelle Huppert surprend par une fragilité assez inédite qui rend sa quête d’identité d’autant plus touchante. Le jour nouveau sous lequel apparaît l’actrice est à mettre au crédit d’une cinéaste qui arrive à nous ravir à partir un argument de drame intimiste loin d’être attirant à première vue.

Mia Hansen-Løve évite  les clichés du drame psychologique en dédramatisant par la mise en scène la crise vécue par Stéphanie. En toile de fond  aux doutes de son héroïne, L’avenir pose un cadre estival et solaire qui prend toute son ampleur lors d’une fuite à la campagne bucolique. Le contraste est ce qui caractérise le mieux un film passant d’un registre très verbeux lié aux thématiques philosophiques et politiques qu’il met en avant, à un style tout en retenue et non-dits dans la description par fines touches de l’évolution de son personnage principal. Ce va-et-vient imprévisible joue beaucoup dans le charme tenace de cet Avenir d’une mélancolie joyeuse.

04/04/2016

Batman v Superman / Daredevil : sombres héros



Batman v Superman - L'Aube de la Justice : 3,5 / 5

Daredevil : 3,5 / 5

Peut-on vraiment prendre les super-héros au sérieux ? La question mérite d’être posée tant la réussite critique et publique du modèle des films proposés par les studios Marvel tient à une décontraction devenue le cœur des Gardiens de la galaxie ou Ant-Man. Les séries Netflix Daredevil et Jessica Jones ont construit de leur côté un univers plus réaliste, à l’ambiance proche du polar, une direction confirmée avec la deuxième saison de l’ « homme sans peur ».Globalement très bien accueillies, ces productions montrent qu’il y a bel et bien une place sur le marché pour un traitement plus sombre des super-héros. C’était déjà la voie choisie par Zack Snyder et DC avec Man of Steel, poursuivie dans un Batman v Superman : l’Aube de la Justice qui a suscité des réactions pour le moins mitigées. La Distinguée Concurrence et Warner aurait-ils donc tout faux face  à Marvel ? La comparaison de la deuxième saison de Daredevil et du dernier méga blockbuster mondial va nous permettre d’y voir plus clair.





Pour arbitraire qu’elle puisse paraître, la mise en parallèle entre ces deux objets audiovisuels est justifiée par l’auteur dont s’inspirent leurs deux récits, Frank Miller. Au début de sa carrière dans les années 80, le scénariste-dessinateur a travaillé à plusieurs reprises sur Daredevil, faisant de Wilson Fisk (alias le Caïd) son antagoniste de prédilection et créant le personnage d’Elektra ; il a également complètement redéfini le personnage de Batman dans sa mini-série dystopique The Dark Knight Returns pour en faire le héros sombre tel qu’il est perçu dans l’imaginaire collectif aujourd’hui. Si ces deux œuvres sont devenues des incontournables de la bande dessinée, leurs mérites sont bien différents, et il en va de même pour Daredevil et Batman v Superman, tous deux fidèles à l’esprit de leur matériau original.

Du côté de Matt Murdock, Miller a tissé un des récits les plus complexes des comics en terme de psychologie et d’émotions, dans un registre volontiers intimiste et humaniste, tandis que The Dark Knight Returns a impressionné par sa richesse thématique, sa construction formelle audacieuse et son iconographie héroïque spectaculaire. La qualité principale de la série Netflix est ainsi la caractérisation solide de ses multiples personnages, permise par la durée. Les scénaristes Chris Terrio et David S. Goyer proposent quant à eux dans la première heure de Batman v Superman un film réflexif et ambitieux, alternant les différents points de vue et mélangeant les niveaux de réel à travers les rêves/flashbacks/visions de Batman/Bruce Wayne, et le style baroque de Zack Snyder iconise parfaitement ses héros symboliques.


Partant de ces bonnes intentions, les deux films sont-ils pour autant à la hauteur des chefs d’œuvre de Miller ? Si ces adaptations sont loin d’être mauvaises, elles ne sont clairement pas aussi abouties et présentent toutes deux des défauts bel et bien visibles. Pour Batman v Superman on peut regretter le caractère bicéphale du film dans son ensemble, les différents fils narratifs savamment entremêlés dans un premier temps étant laissés de côté pour un dernier acte efficace dans son aspect spectaculaire mais assez basique. La transition entre ces deux parties est sans conteste le point faible du film, recourant aux raccourcis narratifs et aux clichés du genre pour justifier l’affrontement attendu entre les deux monstres sacrés de DC Comics. Daredevil, de par son format plus long, bénéficie du temps nécessaire à poser correctement ses intrigues et les nouveaux personnages centraux que sont le Punisher et d’Elektra. Malheureusement la série échoue au final à faire rejoindre de façon pleinement satisfaisante ses récits qui s’écrivent en parallèle.


Aussi bien Batman v Superman que la deuxième saison de Daredevil souffrent d’un effet de trop-plein. Le film de Snyder remplit bien son contrat de présenter Batman, campé par un Ben Affleck excellent qui s’impose comme la meilleure incarnation du héros à l’écran, et d’introduire une Wonder Woman intrigante qui gardera une bonne part de mystère jusqu’au long métrage qui lui sera consacré l’année prochaine. L’établissement en bonne et due forme de ces deux figures marquantes de la pop culture nuit hélas au temps de présence à l’écran d’un Superman relégué au second plan, et la mission d’introduire les  membres de la Justice League amenés à les rejoindre dans les films à venir est quant à elle franchement bâclée. De même John Bernthal et Elodie Yung sont impeccables, respectivement dans le rôle du Punisher et d’Elektra, mais l’élargissement de l’univers de Daredevil donne une impression de dispersion et relègue certains protagonistes cruciaux à l’arrière-plan, en premier lieu l’associé de Matt Murdock Foggy Nelson. Ce défaut est d’autant plus dommageable qu’encore une fois la série est à son meilleur lorsqu’elle explore la profondeur psychologique de ses personnages et par conséquent leur traitement expéditif devient vite une faiblesse d’écriture sensible. 

Propositions toutes les deux louables dans leur ambition et réussies sur de nombreux points, Batman v Superman et Daredevil ne sont donc pas sans failles. A qui ira donc l’avantage ? Cela se joue à peu de choses, mais en ce qui me concerne à la Distinguée Concurrence de Marvel, pour une question de ressenti. Le métrage de Zack Snyder a pour lui de tenter des choses, de prendre des risques et des libertés quitte à se fourvoyer, notamment dans la caractérisation discutable d’un Lex Luthor déséquilibré. La seconde saison de Daredevil n’apporte quant à elle pas grand chose de neuf par rapport à la première livraison, jusqu'à reprendre quasiment tels quels des effets de mise en scène : ainsi l’affrontement en plan séquence qui clôt le troisième épisode de cette saison est un écho évident et un rien artificiel à la scène du couloir qui concluait le deuxième épisode de la précédente. Malgré sa construction bancale, Batman v Superman l’emporte surtout par un climax haletant là où le dernier épisode de Daredevil offre une résolution assez mal orchestrée, en deçà de la qualité globale de la série, comme cela avait été le cas pour la première saison.

17/03/2016

The Revenant : beauté froide

3 / 5

Favori dans la course aux Oscars, The Revenant n’aura cependant pas décroché la statuette du meilleur film, finalement décernée à Spotlight. Ces récompenses peuvent évidemment toujours donner matière à débat, cependant la victoire du passionnant métrage de Tom McCarthy est à mon sens amplement méritée. Surtout que le dernier né d’Alejandro Iñarritu, s’il ne manque pas de qualités, ne m’a pas franchement convaincu.


Nul doute que d’un point de vue technique The Revenant est une réussite éclatante, et les récompenses de la meilleure mise en scène et de la meilleure photographie s’imposaient alors naturellement. Cette maîtrise formelle du film est paradoxalement à la fois un de ses atouts majeurs et son principal défaut. On retrouve cette caméra virevoltante qui suit les personnages en plans séquences, déjà au cœur de Gravity et Birdman, lauréats aux Oscars du doublé meilleur réalisateur / meilleure photographie en 2014 et 2015. Cette forme était un élément clef dans l’expérience spatiale que proposait Alfonso Cuaròn, et pouvait se justifier dans le précédent opus d’Iñarritu par son lien avec l’esthétique de la représentation théâtrale.

Dans The Revenant, l’enjeu est plutôt de faire ressentir au spectateur l’hostilité et la sauvagerie de l’environnement dans lequel les protagonistes évoluent. Le film y parvient par moments, notamment lors de l’attaque des trappeurs par les amérindiens qui ouvre le film ; mais cette caméra omniprésente incarne aussi la toute puissance d’un metteur en scène qui cherche parfois à en mettre plein la vue assez vainement, comme lorsqu’il fait finir une course à cheval par le plongeon d’une falaise.



Qu’apporte finalement The Revenant du haut de ses deux heures trentre ? Pas grand chose du point de vue d’un maigre récit qui, entre un premier acte assez réussi qui pose la situation et une dernière partie plus dynamique, se contente de suivre la longue errance de son protagoniste, entrecoupée de scènes avec le groupe qui l’ a abandonné que l’on aimerait plus développées. On comprend l’illustration de la dureté de la vie et de la solitude des trappeurs, mais Iñarritu fournit trop peu d’éléments pour qu’on s’intéresse véritablement au sort des personnages du film. On en revient donc à la forme du film, et à y regarder de plus près tout cela n’est pas follement original. Entre Terrence Malick, Andreï Tarkovski, Werner Herzog ou les néo-westerns d’Eastwood, le réalisateur multiplie les emprunts esthétiques sans jamais dépasser ses modèles. On ressort de The Revenant avec le sentiment d’avoir vu l’œuvre d’un faiseur habile, très loin de l’émotion que pouvait susciter son très personnel et atypique Biutiful.


Reste la question qui agite les nombreux fans de Leonardo DiCaprio : l'acteur a-t-il obtenu sa récompense longtemps refusée pour sa meilleure prestation à ce jour ? Si son engagement physique est à saluer, le caractère assez peu travaillé du personnage qu’il incarne empêche d’atteindre l’enthousiasme que pouvait susciter sa prestation hallucinante dans Le Loup de Wall Street. Pour qui n’est pas sensible à la beauté très contemplative de The Revenant, à laquelle colle parfaitement la bande originale évanescente de Ryuichi Sakamoto, le temps risque donc de paraître un peu long.

17/02/2016

Spotlight : l'engagement du journalisme

4 / 5

En 2001, les journalistes du Boston Globe sont dans l’expectative avant l’arrivée imminente de leur nouveau patron originaire de Floride, Martin Baron (Liev Schreiber). Robby Robinson (Michael Keaton) et son équipe de « Spotlight » semblent devoir être les premiers concernés par ce changement. Alors qu’ils avancent à tâtons sur une enquête au long cours, Baron leur demande de reconcentrer tous leurs efforts sur la suite d’un article accusant le cardinal de Boston d’avoir étouffé une histoire de pédophilie impliquant un prêtre. Commence alors une investigation dont les répercussions se feront sentir à l’échelle nationale et mondiale.


Dans la course aux Oscars, Spotlight fait un peu figure d’ « outsider », après être reparti bredouille des Golden Globes. Pourtant il s’agit bien là de ce que le cinéma américain peut offrir de meilleur, alliant une richesse de fond à un art du récit subjuguant. Tom McCarthy et son co-scénariste Josh Singer tirent le meilleur parti de la multitude de détails ayant entouré l’enquête de Spotlight pour offrir l’expérience d’immersion la plus complète pour le spectateur. On peut donc en premier lieu admirer le travail impressionnant de documentation des auteurs qui sont allés à la rencontre des différentes personnes impliquées dans l’affaire, journalistes mais aussi victimes ou avocats. Cette matière est ensuite sublimée par un sens de la synthèse et de l’organisation narrative exceptionnels. Rythmé par des dialogues à la précision virtuose et de discrets mouvements de mise en scène qui insufflent un véritable dynamisme, Spotlight enchaîne les séquences harmonieusement, passant d’un personnage à l’autre sans que le spectateur perde jamais le fil du récit.


Si le film passionne de bout en bout, c’est parce qu’il met bien en valeur tout ce que l’affaire de Boston contient de complexité. Très active socialement, venant en aide aux plus démunis, l’église catholique était bien implantée dans la ville et sa culpabilité impliquait une profonde remise en cause, ce qui peut expliquer le silence qui entourait les crimes perpétrés par ses prêtres. A partir de cette situation, McCarthy crée une tension dramatique constante dans une atmosphère de méfiance et de paranoïa. Le suspens est d’autant plus intense qu’au-delà des obstacles politiques on assiste aux difficultés de mise en place d’un article de journal, allant de la vérification laborieuse des faits et des sources aux décisions de plannings éditoriaux. Spotlight nous rappelle que faire éclater la vérité au grand jour a beau être nécessaire d’un point de vue éthique, c’est loin d’être une entreprise aisée.



Raison de plus pour rendre hommage au travail des journalistes de « Spotlight » mis à l’honneur par des acteurs au sommet de leur art. Ayant souvent rencontré et étudié ceux qu’ils incarnent, les interprètes livrent des prestations soufflantes de vérité, débarrassées de tout glamour hollywoodien et débordant d’autant plus d’humanité. McCarthy et Singer ne jugent quant à eux jamais les intervenants de l’affaire, chacun étant en proie à ses propres conflits et doutes. Leur choix d’éviter une quelconque reconstitution de scènes de crimes illustre bien la rigueur morale de Spotlight. On ne connaîtra au final les faits que par les récits bouleversants des victimes, à l’exception d’une brève rencontre troublante avec un des prêtres coupables d’attouchements. Evidemment cette violence nous révolte à juste titre, mais s’en prendre directement à leurs auteurs individuels est moins important que la remise en cause du système qui la dissimule et la protège. Spotlight nous parle d’un journalisme qui sait prendre de la distance et de la hauteur, qui ne se contente pas de relayer les informations sans regard analytique. A l’heure où domine dans les médias et sur internet la course aux gros titres tapageurs et au "buzz", il y a là beaucoup à méditer.

12/02/2016

Chocolat : un artiste exceptionnel sorti de l'oubli

3 / 5

En France, à la fin du dix-neuvième siècle. Le clown George Footit a bien du mal à convaincre. Après que son numéro ait été refusé par un cirque, il découvre parmi la troupe de ce dernier un artiste noir qui joue les cannibales. Impressionné par sa présence physique et son jeu, George lui propose de former un duo comique. Footit et Chocolat rencontrent vite le succès, et emmènent jusqu’à Paris leurs numéros innovants de clown blanc et Auguste noir.


L’acteur Roschdy Zem s’était lancé dans la réalisation en 2006 avec Mauvaise Foi, comédie modeste mais réussie qui traitait avec justesse de l’union à mixité religieuse. Plus ambitieux, son deuxième métrage Omar m’a tuer proposait une reconstitution efficace de l’affaire Omar Raddad portée par l’interprétation puissante de Sami Bouajila. Production encore plus ample, Chocolat impose finalement Zem comme un représentant du cinéma français populaire de qualité.



On peut rapprocher la réussite artistique du métrage de celle du Marguerite de Xavier Gianolli sorti l’année dernière. Ces deux portraits d’artistes méconnus (un peu à raison il est vrai pour l’aristocrate incarnée par Catherine Frot) procurent le même plaisir du romanesque propre au film d’époque en même temps  qu’ils offrent des pistes de réflexion sur l’art et son rapport avec la société. La clef des destins tragiques décrits par les deux films tient finalement au décalage de perception entre les interprètes et leur public. Alors qu’elle s’imagine avoir un réel talent de chanteuse lyrique, Marguerite est en réalité la risée des milieux bourgeois ; Chocolat, de son vrai nom Rafael Padilla, se fait des illusions en pensant pouvoir s’élever au dessus de son rôle de clown souffre-douleur pour devenir un acteur de théâtre respectable. Chocolat a d’abord pour belle vocation de rappeler l’existence de ce premier artiste noir à avoir connu le succès en France, à une époque où le racisme ordinaire et colonialiste s’affichait encore dans les expositions universelles.



Attaché au projet du film dès ses premières phases de production, Omar Sy se montre à la hauteur de son rôle le plus complexe à ce jour, faisant aussi bien appel à son énergie comique qu’à un registre dramatique nuancé. A ses côtés James Thierrée, homme de théâtre et circassien, livre une prestation saisissante : il campe un Footit austère et  ambigu qui garde jusqu’à la fin du métrage une part de mystère fascinant. Le duo d’acteurs fait des étincelles lors des séquences de représentation mises en scènes par Thierrée, où le film prend son envol. On est souvent ravis par leur virtuosité burlesque, mais c’est aussi au détour de ces divertissements d’apparence anodine que peuvent se jouer en quelques regards et gestes la naissance du succès ou le début de la chute.  

26/01/2016

"Django Unchained" / "Les 8 Salopards" : Tarantino et la violence


Django Unchained : 3 / 5

Les Huit Salopards : 4 / 5

Un homme danse sur une chanson entrainante des années 70 avant d’arracher au rasoir l’oreille d’un autre. Deux ennemis se retrouvent attachés dans une cave, aux mains de sadiques. Une femme dans le coma, sur le point de se faire violer, reprend conscience et fracasse la tête de son agresseur à coups de porte. Les membres de jeunes femmes s’envolent suite à leur crash automobile avec un tueur psychopathe. La filmographie de Quentin Tarantino est ponctuée de scènes à la violence insoutenable, que le cinéaste a longtemps défendues par leur aspect esthétique. Son exploration du western, amorcée avec Django Unchained  et poursuivie avec Les Huit Salopards, ne lésine pas non plus sur les cadavres mais le cinéaste semble néanmoins vouloir y développer une réflexion plus poussée. Quelle serait alors l’éthique de la violence selon Tarantino ?


Pour la première fois chez son auteur, Django Unchained prenait en compte le traumatisme du spectateur faisant face à la cruauté. La mariée de Kill Bill, tout comme les héroïnes de la seconde partie de Boulevard de la Mort, étaient certes marquées, mais par une violence dont elles avaient été directement les victimes. Loin d’être un saint,  le chasseur de primes Schultz (Christoph Waltz) n’en était pas moins révolté par l’esclavage en vigueur dans le Sud des Etats-Unis à la veille de la guerre de Sécession. Spectateur de la mise à mort sauvage d’un esclave déchiqueté par des chiens, il était ensuite hanté par les images de la scène alors que s’établissait un accord forcé à l’amiable avec son bourreau, le propriétaire de plantation Calvin Candie (Leonardo DiCaprio). Tandis que Candie faisait mine de s’étonner de la réaction de révulsion de Schultz devant l’exécution de son esclave, Django (Jamie Foxx) lui avait répondu « Il n’est pas autant habitué aux américains que je le suis ». A la source des poussées de violence se trouverait donc selon Tarantino la culture américaine, l’histoire des Etats-Unis. Rien d’étonnant alors à ce que le chef des américains vengeurs envoyés pour tuer les nazis dans Inglorious Basterds exige des scalps pour motiver ses troupes.


Qu’est-ce qui différencie Schultz des natifs de son pays d’adoption ? L’allemand sait se montrer impitoyable aussi, mais agit dans le cadre de la loi. Les exécutions qu’il enchaîne peuvent paraître sommaires, mais elles sont justifiées par les autorisations gouvernementales qu’il porte sur lui. Schultz gagne simplement sa vie en traquant les criminels et si son code de conduite n’est pas sans ambivalence, le personnage finit sans mal par incarner la civilisation et la culture en contraste avec l’environnement dans lequel il évolue. Tandis qu’il est un des personnages les plus attachants de la filmographie de Tarantino, Candie en est à l’opposé un de ses plus abjects. Dans un effet de miroir inversé par rapport à Schultz, le propriétaire sudiste se voudrait un représentant de la haute culture, mais n’est en réalité qu’un usurpateur. Il exige qu’on l’appelle « Monsieur » mais ne parle pas français, nomme un de ses esclaves D’artagnan mais ignore jusqu’au nom d’Alexandre Dumas.


C’est finalement le manque de culture de Candie qui cause sa perte lorsqu’il exige par la coutume que Schultz lui serre la main sous peine de tuer la femme de Django qui a fait l’objet de leur transaction. La coutume ne peut faire loi, et ce travestissement est la porte ouverte aux règlements de compte sanglants qui forment le dernier acte de Django Unchained. On en revient alors à une violence décomplexée, et ce retour constitue une véritable déception à la vision du film, comme un retour à un stade que Tarantino semblait avoir dépassé. La violence de l’esclavage peut-elle justifier le massacre vengeur des classes qui en ont profité, décrit comme une catharsis par le cinéaste ? Pas sûr. 


Avec Les Huit Salopards, le cinéaste signe cependant un western bien plus posé que son précédent opus, et impose même un changement de rythme dans sa filmographie. Signe de rupture, l’éclectisme propre aux compilations qui servent habituellement de bandes sons à ses métrages laisse ici à quelques exceptions près la place à une partition originale composée par Ennio Moricone. Si l’ouverture du film et ses plans de paysages enneigés majestueux évoquent le style opératique de Sergio Leone, c’est en fin de compte de la version de The Thing de John Carpenter, aussi mise en musique par Moricone, que le cinéphile Tarantino s’inspire le plus ici. Le cadre des Etats-Unis de l’après guerre de Sécession y sert de terreau fertile à une paranoïa qui prend toute son ampleur dans le décor réduit d’une diligence puis d’une mercerie.


Moins ébouriffante que par le passé, l’écriture de Tarantino se montre cependant toute aussi brillante dans un système répétitif qui remet sans cesse en question l’identité des personnages et la véracité de leurs affirmations. Par rapport à Django Unchained, Les Huit Salopards montre l’inefficacité de la justice par la loi. Pour les salopards éponymes du métrage, ruser par rapport aux restreintes imposées par le droit est un art dans lequel ils sont passés maîtres. Afin de tuer, on s’arrange pour provoquer une situation de légitime défense ou on opère discrètement par l’intermédiaire d’un poison qui fait prendre au film des allures de roman à énigme à la Agatha Christie.


L'entente semble d’autant plus difficile à atteindre entre les personnages des Huit Salopards que le passé sanglant est toujours nimbé d’incertitudes. Alors que le nordiste John Ruth (Kurt Russell) accuse l’ancien membre d’une milice sudiste (Walton Goggins) d’avoir massacré femmes et enfants, ce dernier s’offusque et évoque la propagande mensongère de Washington. Il répond par le récit de l’incendie provoqué par le « héros » nordiste Warren (Samuel L. Jackson, impérial) dans lequel ont péri les soldats des deux camps, face obscure et extrémiste de celui qui était perçu jusqu’alors comme un exemple à suivre, reconnu comme un pair par Abraham Lincoln. Dans ce monde de faux semblants, comment ramener la paix sociale ?


Tarantino répond en introduisant une figure de bouc émissaire, avec toute l’ambivalence que cela induit  car on ne saura jamais exactement quel a été son crime. Il n’est pas innocent que le générique de début se fasse sur un long travelling descendant d’un Christ tandis que le film se clôt sur un mouvement ascendant inverse vers la victime du sacrifice ; on laisse alors les personnages survivants à évoquer un idéal d’harmonie et de fraternité très lointain, aux antipodes du bain de sang auquel nous venons d’assister. « Il n’y en a pas beaucoup qui reviendront à la maison » chante Roy Orbison en guise de conclusion mélancolique, comme un constat d’échec. Pour les salopards, pas de salut ni de rédemption possibles.