27/12/2015

Star Wars - Le Réveil de la Force : la Force est puissante chez J.J. Abrams

4 / 5

Alors que l’auteur de ces lignes peut regretter la panne d’idées originales dans le cinéma hollywoodien à grand spectacle, son honnêteté intellectuelle l’oblige à avouer qu’il trépignait d’impatience quelques semaines avant la sortie du nouveau Star Wars. Sans doute parce qu’il caressait l’espoir de ressentir le même émerveillement enfantin qu’à la découverte d’Un nouvel espoir, de L’empire contre-attaque et du Retour du Jedi. Des années plus tard, la prélogie, vue au cinéma pourtant, avait été une toute autre histoire. Il y avait bien des scènes d’action grandioses, mais l’humour souvent désolant, les dialogues peu inspirés sinon ridicules et  la fadeur des personnages gâchaient le spectacle. Tandis que le sens de l’aventure faisait le sel de la trilogie originale, les “prequels” paraissaient une longue explication des origines pas nécessairement désagréable mais dispensable. Après cette déception, pourquoi s’enthousiasmer à nouveau ? D’abord, la présence de J.J. Abrams à la tête du projet inspirait la confiance ; son “reboot” de Star Trek avait prouvé qu’il était capable de mener des aventures intergalactiques comme il se doit. Et puis, c’était au moins l’occasion de retrouver Luke, Leia, Han et toute une bande de personnages qui avait peuplé des rêves d’enfants. Nostalgie, quand tu nous tiens…


Pour les retrouvailles avec les héros iconiques de la trilogie originale, il faudra cependant attendre. Le texte introductif nous apprend que Luke Skywalker a disparu, et est recherché par la Rébellion et le Premier Ordre, formé sur les restes du défunt Empire. Le plan conduisant à lui est confié au droïde BB8 après une attaque qui évoque fortement la séquence d’ouverture d’ Un Nouvel Espoir. Ajoutons que le petit robot présente beaucoup de similitudes avec R2D2 et que la planète désertique sur laquelle il se retrouve abandonné a des allures de Tatoïne, et on pointe vite ce qui peut constituer le défaut principal du film, l’effet de redite par rapport aux épisodes précédents. J.J. Abrahams et ses scénaristes ne s’en cachent pas, assument la référence jusqu’à la planète Starkiller, réplique puissance 10 de l’Etoile de la Mort du film de George Lucas. Fallait-il en passer par là pour retrouver l’esprit de Star Wars ? En tous cas la réussite du film tient  à dépasser cet écueil pour s’imposer comme le digne successeur des épisodes 4, 5 et 6.



La séduction de Star Wars : le Réveil de la force s’opère en premier lieu par son esthétique. L’abandon des fonds verts pour les décors réels et la prédilection pour les effets physiques des cascades, maquillages et automates donnent au film une chair et une texture qui manquaient cruellement aux épisodes 1, 2 et 3. La mise en scène dynamique d’Abrams fait des merveilles dans les scènes d’action percutantes, qu’il s’agisse de poursuites de vaisseaux ou de duels au sabre laser. Mais si ces scènes sont le clou du spectacle, c’est bien l’ensemble du film qui est habité par une énergie faisant filer ses deux heures quinze à une vitesse éblouissante. Le récit rondement mené, aux enjeux simples mais efficaces, est agrémenté de dialogues à la vivacité réjouissante qui doivent sans doute beaucoup au retour de Lawrence Kasdan au scénario après L’empire contre-attaque et Le retour du Jedi. On retrouve le même dosage miraculeux de légèreté et de gravité que dans ces épisodes, pour aboutir une nouvelle fois au cinéma de divertissement à son meilleur.



Et les personnages tant aimés, que sont-ils devenus ? Ne sont-ils plus que l’ombre d’eux-mêmes ? Chaque réapparition est à la fois attendue et redoutée, mais suivie d’un soupir de soulagement. Oui, ils sont bien tous là, trente ans plus tard, à la fois fidèles au souvenir qu’on avait d’eux et changés par le temps qui a passé. La nouvelle génération se montre quant à elle largement à la hauteur. Oscar Isaac apporte son charisme au pilote Poe Dameron en quelques scènes, John Boyega est attachant en apprenti héros. La ressemblance entre Darth Vader et Kylo Ren pouvait faire craindre un antagoniste écrasé par son prédécesseur, mais le personnage gagne en complexité au fil du film pour devenir un des « méchants » les plus réussis de ces dernières années.  Et la lumineuse Rey, personnage central au même titre que l’a été Luke Skywalker, confirme après la Furiosa de Mad Max : Fury Road que les personnages féminins peuvent avoir un bel avenir dans les « blockbusters » si on leur en laisse la possibilité. La qualité première de Star Wars : le Réveil de la force est d’introduire admirablement ces nouveaux personnages qu’on est prêts à suivre des heures durant, passionnés par leurs destins.



L’intérêt pour Star Wars est donc relancé de très belle façon, et c’est confiant que l’on attend le prochain volet qui devrait répondre aux questions laissées en suspens à la fin de cet opus. Néanmoins espérons que ce nouveau souffle résiste à l’exploitation intensive de la franchise à laquelle Disney nous prépare. Entre Rogue One : A Star Wars Story dont la sortie est prévue fin 2016 et un projet en développement sur la jeunesse de Han Solo, le géant américain devrait prendre garde à ne pas provoquer un effet de lassitude comparable à celui des productions Marvel Studios. Au risque que les premières notes du thème introductif de John Williams ne suscitent plus aucune excitation.

12/12/2015

Jessica Jones : la face sombre et engagée de Marvel

3,5 / 5

Comme on a pu le voir il y a quelques mois, le bilan des adaptations Marvel au cinéma pour 2015 est franchement moyen. Il était en fait prévisible qu’une lassitude s’installe face aux exploits un rien répétitifs et interchangeables d’Iron Man, Captain America, Thor et consorts. La prépondérance de l’action sur la caractérisation des personnages crée au final une impression de blockbuster vide, sans aucune âme. Dans ce contexte, la très bonne série Daredevil proposait un changement de rythme salutaire, et on attendait avec impatience la seconde adaptation de Marvel pour Netflix. Sans atteindre complètement le niveau de réussite de son aînée, Jessica Jones reste plus que convaincante mais nous amène à nous poser une question. Peut-on encore rattacher cette série au genre super-héroïque?
 

Avec Daredevil, on était déjà dans un univers réaliste de polar urbain bien distinct de ceux dans lesquels évoluent les superhéros Marvel sur grand écran. Malgré cet environnement, la série de Drew Goddard et Stephen D. Knight répondait encore aux codes du récit d’origines de héros masqué, entériné par l’introduction du costume du protagoniste éponyme en fin de première saison. La série de Melissa Rosenberg pose d’abord une ambiance de film noir assez proche de Daredevil ; Jessica Jones commente en off son travail de détective privée, qui consiste en majeure partie à prendre des photos d’adultères ou à rechercher des personnes disparues. Le premier épisode nous permet de nous familiariser avec le quotidien de l’héroïne campée par une Krysten Ritter impeccable, oscillant entre force et fragilité.

Jessica est misanthrope, boit beaucoup et a une vie sexuelle décomplexée. Libre de ton et mature, Jessica Jones est en fait une adaptation fidèle de l’esprit original du comics Alias de Brian Michael Bendis et Michael Gaydos dont elle est tirée, créée pour la ligne MAX pour adultes de Marvel. Au cas où un doute planerait encore sur le public auquel s’adresse cette série Netflix, le final saisissant de macabre du premier épisode met les choses au clair. Toutes proportions gardées, Marvel nous livre avec Jessica Jones un thriller psychologique aux accents horrifiques.



Paranoïa, violences et traumatismes, tels sont les thèmes principaux d’un récit dont le point central est un antagoniste qui provoque à la fois l’angoisse et la fascination. Incarné par un David Tennant à la présence exceptionnelle, Kilgrave est doté d’un pouvoir dont la composante terrifiante n’a pas échappé aux auteurs de Jessica Jones. Comme pour le Wilson Fisk de Daredevil, on prend pleine mesure de l’avantage considérable que constitue un long format pour le développement de "méchants" qui écrasent sans effort ceux de l’univers cinématographique Marvel.

La présence prépondérante de Kilgrave dès le début de la série assure une belle cohérence à ses treize épisodes, mais  constitue malheureusement aussi sa limite. Jessica Jones pose peut-être ses enjeux dramatiques un peu trop tôt et ses ressorts narratifs en viennent à se répéter à la longue. Devant quelques intrigues secondaires peu convaincantes, surtout une construite autour d’une voisine de Jessica insupportable, on se dit que la série aurait gagné à être plus brève.



Loin d’être parfaite, la série de Melissa Rosenberg n’en remplit pas moins largement son contrat. La construction de l’univers Marvel Netflix, plus terre à terre que son pendant cinématographique, se poursuit avec l’introduction de personnages secondaires charismatiques tels que Luke Cage, qui aura droit à sa série l’année prochaine, et Patsy Walker, destinée à devenir l’héroïne Hellcat. Si un projet comme Les défenseurs, qui réunira à terme tous les héros de cet univers, peut faire redouter une perte de finesse d’écriture et de caractérisation, la tonalité intimiste est du plus bel effet sur Daredevil et Jessica Jones.



Qu'en est-il de la promesse d’une héroïne forte, dont l’univers Marvel est cruellement en manque ? Jessica Jones ne déçoit pas non plus de ce côté, et se permet même un discours “girl power”.  Les victimes de la violence dans la série sont en effet principalement les femmes, et les deux héroïnes traumatisées en ont fait les frais. Jessica est hantée par une domination passée qui l’a poussée à commettre l’irréparable, Patsy s’isole chez elle, enfermée à double tour. On ne peut être ensuite qu’ exaltés par le récit de la trajectoire ascendante de ces femmes, leur refus de vivre dans la peur et leur défense des opprimés. Après le très plaisant Agent Carter, Marvel se risque donc une nouvelle fois avec succès au féminisme en marge des grands écrans, où s’écrit un avenir moins balisé et d’autant plus stimulant.


21/11/2015

Le fils de Saul : résistances à Auschwitz

4 / 5

Pour son premier long métrage, le hongrois Laszlo Nemes n’a pas pris la voie de la facilité. Si faire une fiction se déroulant dans le camp d’Auschwitz pose déjà des problèmes de représentation évidents, le cinéaste trentenaire ne s’arrête pas à cette difficulté. En choisissant de construire un récit autour des Sonderkommandos, les déportés juifs chargés d’assister les nazis dans leur travail d’extermination, Nemes se place au cœur de l’horreur de la Shoah. Nul doute que l’ambition du projet lui a permis d’être sélectionné à Cannes, mais cette exposition était à double tranchant. L’échec du film n’en aurait été que plus retentissant. Le grand prix est au contraire venu saluer un des paris esthétiques les plus courageux du festival, relevé haut la main.


Le fils de Saul n’est pas le premier film à traiter des camps de concentration nazis. Qu’ajouter aux documentaires d’Alain Resnais et Claude Lanzmann et à l’émouvant Liste de Schindler ? Par rapport au mélodrame de Steven Spielberg, Laszlo Nemes se distingue en refusant le principe d’un récit de survivants pour nous confronter sans échappatoire à la mort industrialisée au cœur d’Auschwitz.

Embarqué aux côtés de Saul nous le voyons dès la première séquence accompagner un groupe de déportés aux chambres à gaz. Le réalisateur nous épargne l’image du massacre, nous laissant aux portes des chambres avec les Sonderkommandos, mais les cris des victimes paniquées se font bel et bien entendre, de plus en plus intenses. Face à cette monstruosité il y a le visage de Saul presque impassible.


Alors qu’on assiste ensuite au nettoyage machinal des lieux par les Sonderkommandos se pose la question de la déshumanisation de ses hommes qui côtoient la mort au quotidien. Cependant un élément vient faire grain de sable dans cette macabre routine. Un enfant s’accroche encore à la vie de sa respiration faible et haletante. D’abord agglutinés atour du petit corps, les hommes sont assez vite renvoyés à leur tâche par un SS qui achève le garçon. C’est autour de cette exécution, filmée à distance du point de vue de Saul, que Nemes va nous montrer ce qui peut rester d’humanité face à l’horreur.

Le fils de Saul fait se rencontrer deux formes de résistance. Il y a d’abord celle qui appartient à l’Histoire, la tentative de rébellion armée des Sonderkommandos qui s’organise au second plan et dans laquelle Saul va se retrouver impliqué. Mais il y a surtout la quête individuelle du protagoniste pour enterrer dignement le corps de l’enfant. En créant une dynamique de conflit entre ces deux objectifs, Nemes se dégage de l’héroïsation conventionnelle des films historiques. Mais si un des ses compagnons reproche à Saul d’abandonner les vivants pour les morts, on aurait tort de réduire les motivations de ce dernier à une folie obsessionnelle morbide.



Tout au long de son film, Laszlo Nemes installe un trouble autour de l’identité de Saul, ne nous livre les éléments sur sa vie avant son arrivée au camp qu’avec parcimonie. L’enfant mort est-il vraiment son fils comme il le prétend ? Cette certitude importe moins que son projet par lequel il affirme l’inefficacité du processus de déshumanisation mis en place par les SS qui parlaient de « pièces » pour faire référence aux cadavres. Par sa tentative d’offrir un service funéraire à un enfant, Saul honore ce mort tout en se retrouvant pour lui-même une identité qu’il avait perdue au fil de sa détention à Auschwitz.

Au-delà de son récit fort et emprunt d’humanité, Le fils de Saul impressionne par son esthétique. Nemes, qui a fait ses armes en tant qu’assistant du brillant formaliste Bela Tarr, parvient à retranscrire l’effroi des camps de concentration sans tomber dans l’obscénité. Entre flous, bord cadres et hors-champs, le cinéaste nous dévoile les bribes de l’usine de mort en laissant le reste au travail de notre imagination. On est happés par le magma sonore du film, où l’on perçoit des bribes de conversations dans diverses langues, ainsi que des chuchotements et des cris.



On saura gré à Nemes de ne pas avoir opté pour une esthétique facile d’immersion pseudo-documentaire avec caméra tremblante, mais de composer savamment les cadres dans les longs mouvements en plans séquence qui composent son film. La séquence hallucinante où Saul cherche un rabbin de nuit dans le chaos d’une foule sur le point d’être brûlée par les nazis rappelle les visions infernales de Jérôme Bosch. Face à de tels tours de force, on ne peut qu’applaudir la maîtrise de ce premier film qui se montre à la hauteur esthétique et morale de ses ambitions.

09/11/2015

L'homme irrationnel : éthique de la distraction

4 / 5

On peut admirer le rythme de travail implacable de Woody Allen, livrant sa cuvée chaque année. On peut aussi se demander si le cinéaste new-yorkais n’écrit et ne tourne pas trop. Bien malin celui qui saurait citer la filmographie complète de cet artiste prolixe de mémoire. Car si certaines de ses oeuvres peuvent nous marquer, on peine à se remémorer précisément d’autres. Le souvenir des opus alleniens est d’autant plus vague qu’ils ressassent les mêmes motifs et obsessions. L’homme irrationnel renoue ainsi avec la thématique criminelle récurrente chez Allen depuis Crimes et délits, qui était aussi au coeur de Match Point. Pas de réelle révolution donc chez l’auteur toujours autant féru de Hitchcock et Dostoïevski. Malgré tout on aurait tort de bouder L’homme irrationnel, un des films les plus réjouissants et intelligents de l’année.




Professeur de philosophie dépressif, Abe Lucas (Joaquin Phoenix) confie à son étudiante Jill (Emma Stone) une de ses plus grandes souffrances, son impossibilité à se distraire. Si Woody Allen envisage de son propre aveu ses films comme des distractions salutaires dans notre trajet irrémédiable vers la mort, cela vaut aussi bien pour lui que pour ses spectateurs. Et de ce point de vue, l’exposition brillantissime de L’homme irrationnel l’inscrit d’office dans le divertissement de très haute volée. Pas le temps pour le petit air de jazz rétro habituel sur des écrans noirs, cette fois-ci c’est le moteur d’une voiture qui vrombit sur les écrans noirs. Le morceau de jazz endiablé, retrouvé tout au long du film, est introduit en même temps qu’Abe, Joaquin Phoenix à l’allure déglinguée de rock star. Sa voix trainante nous prépare à une intrigue criminelle de façon allusive. En effet de miroir, dans le plan suivant qui introduit Jill, cette dernière nous annonce le récit de sa relation avec Abe.



Les deux horizons policiers et romantiques posés, le film semble d’abord suivre celui introduit par Jill, sur le ton de la comédie de mœurs. Il faut dire qu’Abe n’est dans un premier temps pas en mesure de porter un quelconque récit. Allen nous prouve avec ce dernier qu’il est insurpassable dans l’art de traiter la dépression sur un mode comique. Mutique lors de son premier entretien avec la directrice enthousiaste de l’université où il va officier, le professeur se livre ensuite à un jeu de massacre intellectuel, disqualifiant auprès de ses étudiants les différentes pensées philosophiques. Summum du masochisme, son rapprochement avec Jill s’opère par les félicitations qu’il lui adresse pour une dissertation où elle a contredit efficacement ses thèses. Le nihilisme d’Abe s’applique en premier lieu à lui-même, et Jill a l’énergie rayonnante nécessaire pour le sortir de son marasme. S’organise alors au fil d’un scénario à rebondissements multiples un jeu de vases communicants passionnant entre ces deux protagonistes.



A quoi tient le charme de L’homme irrationnel et des meilleurs métrages de Woddy Allen? A une mise en scène d’une rare élégance, à une finesse d’écriture qui sait prendre le spectateur par surprise, à la précision mécanique du rythme. A ces avantages ce dernier opus a le mérite de stimuler notre intellect en posant des questions éthiques sur lesquelles l’auteur se garde bien de trancher. Le cinéphile averti prendra également plaisir à déceler la légion de références qui ont nourri cette comédie policière, de L’inconnu du Nord Express à Soupçons, en passant par Crime et Châtiment. Excellent directeur d’acteurs, Allen sait toujours tirer d’eux le meilleur, et ce dernier film ne fait pas exception. Joaquin Phoenix incarne la métamorphose d’Abe avec une aisance extraordinaire, tandis que la lumineuse Emma Stone s’impose comme la digne héritière des héroïnes énergiques, indépendantes et pleines de ressource incarnées auparavant par Diane Keaton.



Certains reprocheront à Woody Allen de ne pas vraiment se renouveler. Mais tout le talent de cet orfèvre réside plutôt dans sa façon de proposer des variations sur les thématiques qui l’obsèdent tout en laissant une impression de fraîcheur. Il y a là un miracle de longévité et de productivité artistiques : à bientôt 80 ans, Allen parvient encore à nous transmettre son plaisir d’écrire et de filmer. Peu importe alors si son prochain film sera moins convaincant, c’est par la pratique que ce stakhanoviste parviendra à nous livrer des pépites drôles et noires de la teneur de cet Homme irrationnel.

08/10/2015

Les chansons que mes frères m'ont apprises : à la rencontre des natifs américains

4 / 5

Plutôt que dans le cinéma new-yorkais, Les chansons que mes frères m’ont apprises confirme que les pistes les plus intéressantes des films américains produits en dehors de Hollywood sont à chercher aujourd’hui du côté de l’exploration d’autres territoires sociaux et géographiques.  Il y a un peu plus de deux ans, l’éblouissant Les Bêtes du Sud sauvage de Benh Zeitlin nous plongeait dans une communauté de la Louisiane. Ici Chloé Zhao nous fait découvrir le microcosme de la réserve indienne de Pine Ridge au Dakota du Sud.


Comme Zeitlin, Chloé Zhao nous introduit à la communauté de son film à travers la voix off de son personnage principal. Mais contrairement à la fillette Hushpuppy, fière de résider dans le Bayou avec son père, Johnny est un adolescent aux portes de l’âge adulte qui ne pense qu’à quitter la réserve où il vit. Pire encore, il fournit de l’alcool en contrebande et contribue ainsi au problème d’alcoolisme qui touche sa communauté. Johnny ne se sent pas concerné par le devenir des natifs américains, et sa seule attache à son foyer est sa sœur Jashaun. La cinéaste organise le récit autour de ces deux protagonistes touchants, mais privilégie cependant une approche documentaire à une solide structure narrative.



Marquée par sa rencontre avec les Indiens de Pine Ridge, Zhao a en effet décidé de tourner une fiction se déroulant dans la réserve écrite au jour le jour, en s’inspirant du réel qui l’environnait. Il en résulte une impression de vivre au même rythme que les Indiens du film, tous acteurs amateurs interprétant quasiment leurs propres rôles. On se sent désemparé face à la dureté du quotidien de la réserve, on est fasciné par les individus romanesques qu’on y rencontre tels un tatoueur artisan et artiste attaché aux traditions ou un ancien alcoolique reconverti en prêtre. Entre les rodéos et les grands espaces majestueux et sauvages du Dakota, Chloé Zhao convoque les images classiques de la culture américaine mais les revitalise en nous les faisant percevoir du point de vue des Indiens. 



Au-delà du caractère socioculturel passionnant de ces Chansons, son auteure impressionne par la grande beauté de sa mise en scène au lyrisme évoquant le style de Terrence Malick. A la différence que là où le travail de son confrère cinéaste tend ces dernières années vers l’abstraction et l’ésotérisme, Zhao reste ancrée dans le quotidien de ses personnages. Le tableau social qu’elle brosse est alarmiste et cette dimension politique ne facilite pas l’exploitation du film aux Etats-Unis où aucune distribution n’est prévue à l’heure actuelle. C’est d’autant plus dommageable que Les chansons que les frères m’ont apprises est finalement porteur d’un magnifique message d’espoir, incarné par la jeune Jashaun fière de son identité, de la culture et de la tradition de son peuple. Le refus de l’assimilation culturelle brutale et forcée à laquelle ils ont été soumis, voilà une belle voie dans laquelle pourrait s’écrire l’avenir des natifs américains.