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En cette fin 2012 un constat semble malheureusement s’imposer, celui qu’aucun film d’auteur de l’envergure de Tree of Life, Melancholia ou Il était une fois en Anatolie n’aura illuminé les salles obscures cette année. Il y avait bien la promesse de l’insolite Holy Motors de Leos Carax mais le métrage, bien que traversé de quelques fulgurances artistiques, est trop inégal et morcelé pour être réellement convaincant. Alors on entre sans vraiment y croire dans la salle de cinéma pour assister à la projection de Tabou du portugais Miguel Gomes, récompensé à la Berlinale 2012 et à l’édition Paris Cinéma 2012. Et là le miracle s’accomplit, le cinéphile désabusé peut retrouver foi dans le septième art contemporain. Aux amoureux intrépides du cinéma je conseille d’interrompre ici la lecture de cet article, de façon à ne pas vous gâcher le plaisir intense de la découverte qui a été le mien. Il ne faudrait rien dire ni savoir de certains films magiques comme celui-ci, mais se laisser porter par eux, jusqu’aux rivages les plus inattendus.
En
prologue Tabou conte le destin d’un explorateur portugais en Afrique au
début du siècle, parti suite au décès de sa femme. Le bref récit a le charme
dépaysant d’ une aventure exotique teintée de fantastique, mais est surtout
emprunt d’une atmosphère mélancolique et nostalgique. La narration en voix off
ravive des souvenirs littéraires de Rudyard Kipling ou Joseph Conrad, tandis
que le thème musical magnifique de simplicité joué par un piano, le noir et
blanc et la quasi-absence de dialogues évoque l’esthétique du cinéma muet.
Sommes nous pour autant devant un cas de cinéma qui mime le passé avec brio
sans jamais s’en détacher, un The Artist version 2012 ? Si le début
de Tabou peut laisser cette première impression, la suite du film la
contredit vite.
Le
quotidien du Lisbonne contemporain succède en effet à l’ouverture romanesque.
Durant une semaine autour du jour de l’an le spectateur suit Pilar, une
retraitée qui occupe ses journées entre les bonnes causes, les rencontres avec un ami qui la courtise et sa voisine
acariâtre qui se plaint continuellement de son aide ménagère. Cette partie est
sans doute la plus conventionnelle du métrage, dans un registre intimiste
habituel au cinéma d’auteur. L’impression de déjà-vu est cependant compensée
par la sobriété délicate avec laquelle
Gomes traite de la solitude touchante de ses personnages vieillissants,
incarnés par une distribution impeccable. Et à travers la monotonie du
quotidien et la grisaille du noir et blanc point l’extraordinaire : un
voile de mystère entoure la voisine de Pilar hantée par un lourd passé et son
aide-ménagère capverdienne, soupçonnée d’occultisme. Un autre monde sous-tend
ce présent, dans lequel on entre de plein pied avec un sésame emprunté à Out
of Africa : « Elle avait une ferme au pied du mont Tabou ».
Dès
lors place aux passions et au romantisme dignes des plus grands mélodrames du
cinéma américain, dans l’Afrique coloniale des années 60 aux paysages sauvages
et magnifiques. Le souffle romanesque qui traverse la deuxième partie de Tabou
est une première source de plaisir qui tient au fait que le film s’aventure
alors sur un terrain ambitieux qui n’est que trop rarement celui du cinéma
d’art et essais. Le métrage fait rêver son spectateur, le fait s’évader de façon
magnifique. La capacité de divertissement de Tabou, absente de trop
nombreux films d’auteur qui lui préfèrent un sérieux pesant, illustre bien les
propos tenus par Gomes dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma
de ce mois-ci : un film « n’existe que par le désir du
spectateur ».
Cependant
la force de la seconde partie de Tabou réside moins dans son récit
efficace mais classique d’amants maudits que dans le prisme narratif par lequel
il est raconté. Le réalisateur trouve ici une des plus belles façons d’évoquer
les souvenirs jamais vues au cinéma. Le noir et blanc en 16 mm alors que le
reste du film est en 35 mm effectue un contraste esthétique évident, mais le
plus important se joue au niveau de la bande sonore. Gomes fait en effet le
choix de supprimer les dialogues au son. Nous guidant à travers les souvenirs,
il ne reste que la voix d’un homme âgé qui raconte sa jeunesse
passionnée ; s’établit alors un jeu entre la voix off et les images,
auquel le spectateur est convié par un exercice d’anticipation et de déduction
d’abord déroutant puis réjouissant. Tabou fait donc appel à
l’imagination du spectateur de façon ludique, mais le procédé traduit surtout
avec une grande justesse le souvenir d’une expérience sensorielle : la
mémoire du narrateur ne retient que les bruits d’ambiance et les chansons
mélancoliques car plus que les mots, ce sont des impressions qui restent
après le passage du temps.
Que reste-t-il pour moi trois mois après la vision de Tabou ? Le souvenir d’ images et séquences parmi les plus belles de l’année et une sensation de contentement extatique rarement éprouvée au cinéma cette année ; le désir d’aller revoir le film dès ce mercredi.
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