On
a beaucoup parlé à la sortie des Herbes Folles,
le précédent film d'Alain Resnais, de la jeunesse artistique du
réalisateur malgré son grand âge. J'avais pour ma part trouvé le
film ennuyeux et finalement assez vieillot, s'essoufflant à courir
après un surréalisme dépassé. Autant dire que je n'attendais rien
de Vous n'avez encore rien vu.
A l'arrivée, ce dernier métrage me réconcilie pourtant avec le
cinéma de Resnais.
L'annonce du titre peut paraître un peu présomptueuse de la part
d'un auteur qui officie depuis plus d'un demi-siècle. Que reste-t-il
à Resnais à explorer et à nous montrer après une carrière aussi
riche et diversifiée ? C'est tout à l'honneur du nonagénaire
d'utiliser un dispositif auquel il n'avait jamais eu recours
jusque-là, en faisant jouer à un groupe d'acteurs (habitués de son
cinéma pour beaucoup) leur propre rôle. Sabine Azéma, Pierre
Arditi, Lambert Wilson, Anne Consigny et compagnie sont donc invités
à une réception organisée par un auteur dramatique récemment
décédé (Denis Podalydès, seul avec son serviteur à ne pas jouer
son propre rôle). Les comédiens assistent alors à la captation
d'une représentation de sa pièce « Eurydice » : d'abord
passifs, ils se mettent peu à peu à rejouer en « playback »
les rôles de la pièce qu'ils ont un jour tenus.
Fort
de ce dispositif complexe, Vous n'avez encore rien vu
se déroule dans un espace trouble, entre fiction et réel, entre
rêve et réalité. Malgré la place centrale de Eurydice
de Jean Anouilh, associer le film de Resnais à du théâtre filmé
serait bien trop simpliste. Difficile de rentrer cet objet filmique
d'une grande liberté dans une catégorie fixe, ce qui ne manquera
pas de dérouter le spectateur non averti. Les moins réceptifs aux
expérimentations de Resnais se consoleront avec la distribution
impressionnante du film qui constitue une source de plaisir
considérable, d'autant que tous donnent le sentiment de s'en donner
à cœur joie. Un des principes ludiques du film réside dans la
comparaison entre les différentes interprétations de Eurydice,
avec les deux couples Lambert Wilson / Anne Consigny et Pierre Arditi
/ Sabine Azéma dans les rôles d'Orphée et Eurydice.
Inventif
et imprévisible, Vous n'avez encore rien vu
jongle avec bonheur entre ses différents niveaux de mise en abyme,
avec une mise en scène bicéphale (Bruno Podalydès s'étant chargé
de la représentation dont les invités prestigieux sont
spectateurs). Mais c'est aussi une réflexion sur les liens profonds
entre l'art et la mort. Le choix d'Eurydice d'
Annouilh se justifie alors, tant Resnais illustre au fond l'idée
évoquée dans la pièce que l'emprunte des amants d'un jour reste
toujours en nous, appliquée au théâtre. Si les comédiens se
mettent finalement à rejouer la pièce comme malgré eux, c'est
qu'ils sont possédés par les rôles qu'ils ont interprété dans
leur passé. L'utilisation des décors numériques par Resnais dans
lesquels les personnages semblent flotter, choquante au premier abord
par son manque de réalisme, confère aux acteurs un caractère
spectral qui correspond finalement parfaitement au propos de Resnais.
La
mort est donc une invitée centrale de Vous n'avez encore
rien vu, mais il est remarquable
que le film n'en revêt pas un aspect morbide pour autant. Bien que
le réalisateur de 90 ans pose la question de ce qu'il reste une fois
la fin venue (celle de la vie comme d'une représentation de
théâtre), sa réponse tient plus de la résurrection que de
l'éloge funèbre. Cette résurrection prend la forme d'une relecture
globale par Resnais de son œuvre passée, qu'il fait revivre sous de
nouvelles formes. Ainsi les plans sur les spectateurs / acteurs
immobiles évoquent les personnages figés de L'année
dernière à Marienbad ;
l'atmosphère du château où sont réunis les invités n'est pas
sans évoquer La vie est un roman et
les décors numériques
changeants rappellent la géographie variable de ceux de Providence
; les scènes et répliques jouées plusieurs fois renvoient au jeu
de répétitions et variations au cœur de Smoking / No
smoking etc... Le repérage des
auto-citations innombrables constitue alors un jeu de piste
passionnant pour les connaisseurs de l'œuvre du cinéaste.
Atypique
et finalement très personnel, Vous n'avez encore rien vu
a peu de chances de faire gagner à Alain Resnais de nouveaux adeptes
et épuisera la patience de beaucoup. Malgré cette réserve, la
façon dont le réalisateur explore son passé artistique tout en
proposant de nouvelles voies esthétiques force l'admiration et
aboutit à mes yeux à son film le plus réjouissant depuis On
connaît la chanson.
En résumé : à voir à
condition de bien connaître le cinéma d'Alain Resnais.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire