De rouille et d'os : 4 / 5
Un
des favoris du festival de Cannes, De Rouille et d'os
rencontre également un succès
public et se place à la tête du box-office pour sa semaine de
sortie. Cet accueil doublement favorable est mérité pour un film
qui confirme le talent de Jacques Audiard. Durant les années 2000,
le fils du plus célèbre dialoguiste du cinéma français s'est fait
un prénom en s'imposant comme l'auteur à suivre, raflant les Césars
du meilleur scénario pour Sur mes lèvres,
De battre mon cœur s'est arrêté
et Un prophète, et
les Césars du meilleur réalisateur et du meilleur film pour les
deux derniers films. D'où vient l'enthousiasme généralisé que
suscite chaque métrage d'Audiard, sans équivalent dans le paysage
cinématographique français ?
Il y
a dans le cinéma d'Audiard une réelle tension, portée par une mise
en scène dynamique. Cet aspect tendu est lié à une référence
explicite aux codes du film noir : cette influence aboutit à
des éclats de violence dont la sauvagerie est symbolisée par des
effusions de sang qui laissent des traces. Dans Sur mes lèvres,
Clara (Emmanuelle Devos) aide Paul
(Vincent Cassel) à camoufler une intimidation musclée qui le laisse
avec un nez cassé d'où le sang s'écoule à profusion ; suite au
corps-à-corps inattendu et brutal qui clôt De battre mon
cœur s'est arrêté, Tom
(Romain Duris) se rend à un concert avec un costume aux tâches de
sang mal dissimulées ; au pinacle de la violence on trouve la scène
où Malik (Tahar Rahim) assassine un détenu dans Un
prophète, filmée en continu
dans un esthétique gore, l'hémoglobine jaillissant en jets ou se
répandant en mare. Cette dernière scène, traumatisante pour le
spectateur, l'est tout autant pour le jeune héros hanté au sens
littéral par le fantôme de sa victime tout au long du film.
De
rouille et d'os renouvelle
avec intelligence cette violence qui sert de fil rouge à l'œuvre
d'Audiard. Si les combats de rue auxquels participe Ali (Matthias
Schoenarts) sont riches en effusions de sang (crachats ou dent
arrachée), la rencontre la plus brutale est celle entre Stéphanie
(Marion Cotillard) et un orque : le film en porte la trace indélébile
et visible à travers les trucages (très réussis) qui transforment
les jambes de l'actrice en deux moignons. Plus que l'accident en
lui-même, dont la violence est atténuée par une prise de vue
sous-marine qui confère un caractère presque paisible à l'image du
corps mutilé, ce qui intéresse le réalisateur est son après, la
renaissance de Stéphanie.
Parmi
les scènes les plus belles et les plus émouvantes de De
rouille et d'os,
il y a un magnifique retour à la vie de Stéphanie opéré en deux
temps : la jeune femme reproduit d'abord la chorégraphie du
spectacle durant lequel elle a perdu les deux jambes dans une
séquence au découpage dynamique sur Firework
de Katy Perry ; puis la musique s'arrête pour laisser place au
silence lorsque l'héroïne retourne sur son ancien lieu de travail
et dirige un orque (son agresseur ?) dans un ballet lent et
majestueux. L'enchaînement des deux séquences illustre le talent de
formaliste protéiforme de Jacques Audiard, capable de passer d'un
rythme soutenu à un instant de calme de manière imperceptible, en
suivant simplement ses personnages. La confrontation silencieuse
entre la dresseuse et l'animal témoigne quant à elle d'une autre
force de son cinéma, la façon dont il fait parler les corps plutôt
que d'avoir recours aux mots.
Alors qu'une grande partie du cinéma français est trop bavard, privilégiant des dialogues explicatifs et inutiles, la finesse d'Audiard est de construire des relations par-delà le langage : cela faisait toute la beauté du rapport entre Tom et sa professeure de piano dans De battre mon cœur s'est arrêté, que l'on retrouve dans les non-dits entre Ali et Stéphanie dont les échanges verbaux vont à l'essentiel. On pourrait résumer l'esthétique de l'auteur ainsi : placer les gestes avant les mots, les sensations avant les sentiments.
Car
son cinéma est sensoriel par dessus tout. C'était évident dans Sur
mes lèvres qui donnait à voir
le monde à travers son héroïne malentendante, par un traitement
contrasté du son mais aussi des fermetures à l'iris pour signifier
toute l'importance que prenait la vue pour elle. Le metteur en scène
faisait appel au même effet visuel dans Un prophète,
pour renforcer l'impression d'enfermement physique ou psychologique.
Cet accent mis sur les sens et la perception glisse depuis Un
prophète vers un onirisme
présent dès l'ouverture abstraite de De rouille et d'os
qui fait se suivre une série
d'images mystérieuses et un corps endormi.
La
mise en avant des subjectivités au sein du cinéma d'Audiard
implique l'établissement d'un rapport intime entre la mise en scène
et les acteurs, toujours dirigés admirablement par le réalisateur.
Jouant de l'image de « mauvais garçon » de Vincent
Cassel, il lui avait
offert le rôle d'un ex-taulard
bourru qui contrastait à merveille avec la fragilité du personnage
de Carla. Dans De
battre mon cœur s'est arrêté,
il avait utilisé au mieux le caractère nerveux du jeu de Romain
Duris pour les face-à-faces tendus entre Tom et son piano.
Pour De rouille et
d'os, tandis que Matthias
Schoenarts confirme les espoirs portés sur lui depuis Bullhead,
on a rarement vu Marion Cotillard aussi naturelle et convaincante,
débarrassée de tout glamour ou maquillage encombrants.
Un
point négatif cependant : malgré le talent des comédiens et
le brio de la mise en scène, on ne peut s'empêcher de voir mise à
jour dans le dernier opus d'Audiard la limite de son système.
Désireux de maintenir l'attention du spectateur et de jouer sur
différents tableaux, le réalisateur multiplie souvent les récits,
quitte à offrir des pistes narratives peu convaincantes (la relation
entre Tom et la femme de son collègue dans De battre...,
par exemple). Avec Un prophète
et sa micro-société prison, l'auteur avait trouvé un cadre idéal
pour assouvir sa soif de contenu dramatique. De rouille et
d'os s'avère par contraste
bancal, ne faisant vivre que ses deux personnages centraux
magnifiques tandis que ceux qui les entourent sont désincarnés,
jouant des rôles purement fonctionnels dans l'intrigue. Le fait est
d'autant plus remarquable et regrettable qu'Audiard a choisi pour les
interpréter des acteurs qui ont eu l'occasion de briller ailleurs.
Le spectateur frustré verra très peu Corinne Masiero (la découverte
de Louise Wimmer) et
encore moins les non moins talentueux Bouli Lanners et Céline
Sallette (merveilleuse dans L'Appolonide).
De
rouille et d'os est donc un bon
film, toujours passionnant formellement, mais n'est malheureusement
pas aussi abouti que les œuvres les plus réussies de son auteur (De
battre..., Un
prophète). Mais la magnifique
douceur dans laquelle baigne le film par instants (notamment lors des
scènes à la plage) est un élément assez neuf et intéressant dans
le cinéma d'Audiard pour nous convaincre que le réalisateur, loin
de tourner en rond, a encore beaucoup à nous montrer.
En
bref : pas une Palme d'or, mais un prix du réalisateur et des
prix d'interprétation possibles et bien mérités ; un film à
ne pas manquer
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