Après La famille Tenenbaum, La
vie aquatique ou A bord du Darjeeling limited, Wes Anderson retrouve
avec Moonnrise Kingdom l'univers coloré aux personnages dépressifs qui
est sa marque de fabrique.
Le réalisateur texan ne réinvente pas ici son
système esthétique, mais force est de constater que son style produit toujours
un charme indéniable. Et s'il y a encore un aspect poseur et affecté dans son
cinéma (dont l'illustration la plus frappante est l'ouverture du film où les
personnages semblent s'affairer dans une maison de poupée gigantesque), Moonrise Kingdom témoigne d'une vigueur nouvelle chez Anderson.
Avec
ce récit d'une fugue de deux enfants solitaires et marginaux qui découvrent
l'amour, l'auteur trouve une émotion qui manquait souvent à son œuvre : les
scènes où le jeune couple se construit une utopie à la Robinson Crusoe dans la
nature illustrent à merveille l'innocence troublée de l'adolescence. Derrière
la joliesse, Anderson parvient à faire sourdre une violence (lors d'un montage
rapide des affrontements des deux enfants avec leur entourage) qui trouve sa
pleine mesure dans un déluge final ; pour la première fois le réalisateur
semble alors mettre à mal le cadre un peu trop sage qui lui est
caractéristique. Les compositions fantastiques de Benjamin Britten tirent quant
à elle Moonrise Kingdom vers une féerie des plus enchanteresses.
Les
premières minutes de The Deep Blue Sea constituent assurément
une des plus belles ouvertures qu'il a été donné de voir cette
année au cinéma. Sur un concerto poignant de Samuel Barber, le
film nous plonge dans les pensées d'une femme en train de se
suicider à travers ses souvenirs. On assiste alors à un équivalent
convaincant de la technique littéraire du “flux de conscience”,
à l'union fascinante de Virginia Woolf et Luchino Visconti . Alors
que la caméra virevolte autour d'un couple entrelacé après l'amour
dans le passé pour revenir au corps allongé de la femme désespérée
au présent, le film atteint une intensité émotionnelle et formelle
qui témoignent de la compréhension profonde du langage
cinématographique et de ses possibilités chez Terence Davies,
cinéaste britannique rare et peu connu.
Tiré d’une pièce de
Terence Rattigan des années 50, The Deep Blue Sea parvient à
s’en détacher efficacement pour devenir un objet purement
cinématographique. Le film évite ainsi l’écueil de « théâtre
filmé », piège dans lequel tombait dernièrement Le Prénom
en tentant d’injecter du cinéma de manière trop voyante par une
voix off et des vignettes à la Amélie Poulain dans un
prologue finalement inutile. L’exercice de l’adaptation du
théâtre au cinéma est périlleux, même un grand réalisateur
comme Roman Polanski avait pu y échouer pour le peu convaincant et
plat Carnages ; la réussite de Davies dans ce domaine n’en
est que plus frappante. En jouant avec la temporalité de son récit,
le réalisateur-scénariste trouve la forme idéale pour faire
ressentir le désespoir et l’indécision de Hester (Rachel Weisz),
la suicidaire découverte au début du film.
Hélas, malgré sa
beauté esthétique, le film produit à la longue un sentiment
d’ennui poli. Car le drame auquel les personnages sont confrontés
a beaucoup vieilli : Hester, mariée à un aristocrate, le
quitte pour Freddie (Tom Hiddleston), un ancien pilote de la Royal
Air Force dont elle est passionnément amoureuse, avant de déchanter.
Si un portrait de la société anglaise de l’après-guerre se
dessine en creux de l’intrigue, le rôle que ce cadre joue dans le
destin des personnages (notamment l’écart culturel et social entre
Hester et Freddie) n’est jamais réellement traité et les
protagonistes sont alors réduits à véhiculer des clichés sur
l’éternel conflit entre raison et passion. Les acteurs, malgré
toute leur bonne volonté (Hiddleston en tête, qui trouve enfin un
rôle de premier plan après ses apparitions dans Cheval de guerre
et les super-héroïques Thor et Avengers) peinent à
insuffler de la vie et de l’émotion dans un mélodrame répétitif
sans surprises.
Si l’intrigue de la
pièce de Rattigan présente peu d’intérêt, elle est surtout
l’occasion pour Davies d’évoquer l’Angleterre des années 50
qui l’a vu grandir. C’est alors dans des détails annexes à
l’intrigue que se situera l’émotion qui fait défaut, notamment
lors d’une scène bouleversante de chant populaire repris en chœur
dans une station où les londoniens se réfugient durant les
bombardements allemands. Entre la lumière chatoyante aux halos dorés
du jour et les ombres de la nuit, Davies évoque admirablement un
Londres onirique hanté par le fantôme de la seconde guerre mondiale
mais qui s'efforce de continuer à vivre. Il est dommage que ce cadre
magnifique se heurte en fin de compte à un drame étriqué, car il
aurait pu produire un grand film.
En bref : un film à voir
malgré ses longueurs, ne serait-ce que pour sa sublime introduction.
Un
des favoris du festival de Cannes, De Rouille et d'os
rencontre également un succès
public et se place à la tête du box-office pour sa semaine de
sortie. Cet accueil doublement favorable est mérité pour un film
qui confirme le talent de Jacques Audiard. Durant les années 2000,
le fils du plus célèbre dialoguiste du cinéma français s'est fait
un prénom en s'imposant comme l'auteur à suivre, raflant les Césars
du meilleur scénario pour Sur mes lèvres,
De battre mon cœur s'est arrêté
et Un prophète, et
les Césars du meilleur réalisateur et du meilleur film pour les
deux derniers films. D'où vient l'enthousiasme généralisé que
suscite chaque métrage d'Audiard, sans équivalent dans le paysage
cinématographique français ?
Il y
a dans le cinéma d'Audiard une réelle tension, portée par une mise
en scène dynamique. Cet aspect tendu est lié à une référence
explicite aux codes du film noir : cette influence aboutit à
des éclats de violence dont la sauvagerie est symbolisée par des
effusions de sang qui laissent des traces. Dans Sur mes lèvres,
Clara (Emmanuelle Devos) aide Paul
(Vincent Cassel) à camoufler une intimidation musclée qui le laisse
avec un nez cassé d'où le sang s'écoule à profusion ; suite au
corps-à-corps inattendu et brutal qui clôt De battre mon
cœur s'est arrêté, Tom
(Romain Duris) se rend à un concert avec un costume aux tâches de
sang mal dissimulées ; au pinacle de la violence on trouve la scène
où Malik (Tahar Rahim) assassine un détenu dans Un
prophète, filmée en continu
dans un esthétique gore, l'hémoglobine jaillissant en jets ou se
répandant en mare. Cette dernière scène, traumatisante pour le
spectateur, l'est tout autant pour le jeune héros hanté au sens
littéral par le fantôme de sa victime tout au long du film.
De
rouille et d'os renouvelle
avec intelligence cette violence qui sert de fil rouge à l'œuvre
d'Audiard. Si les combats de rue auxquels participe Ali (Matthias
Schoenarts) sont riches en effusions de sang (crachats ou dent
arrachée), la rencontre la plus brutale est celle entre Stéphanie
(Marion Cotillard) et un orque : le film en porte la trace indélébile
et visible à travers les trucages (très réussis) qui transforment
les jambes de l'actrice en deux moignons. Plus que l'accident en
lui-même, dont la violence est atténuée par une prise de vue
sous-marine qui confère un caractère presque paisible à l'image du
corps mutilé, ce qui intéresse le réalisateur est son après, la
renaissance de Stéphanie.
Parmi
les scènes les plus belles et les plus émouvantes de De
rouille et d'os,
il y a un magnifique retour à la vie de Stéphanie opéré en deux
temps : la jeune femme reproduit d'abord la chorégraphie du
spectacle durant lequel elle a perdu les deux jambes dans une
séquence au découpage dynamique sur Firework
de Katy Perry ; puis la musique s'arrête pour laisser place au
silence lorsque l'héroïne retourne sur son ancien lieu de travail
et dirige un orque (son agresseur ?) dans un ballet lent et
majestueux. L'enchaînement des deux séquences illustre le talent de
formaliste protéiforme de Jacques Audiard, capable de passer d'un
rythme soutenu à un instant de calme de manière imperceptible, en
suivant simplement ses personnages. La confrontation silencieuse
entre la dresseuse et l'animal témoigne quant à elle d'une autre
force de son cinéma, la façon dont il fait parler les corps plutôt
que d'avoir recours aux mots.
Alors qu'une grande
partie du cinéma français est trop bavard, privilégiant des
dialogues explicatifs et inutiles, la finesse d'Audiard est de
construire des relations par-delà le langage : cela faisait toute la
beauté du rapport entre Tom et sa professeure de piano dans De
battre mon cœur s'est arrêté,
que l'on retrouve dans les non-dits entre Ali et Stéphanie dont les
échanges verbaux vont à l'essentiel. On pourrait résumer
l'esthétique de l'auteur ainsi : placer les gestes avant les mots,
les sensations avant les sentiments.
Car
son cinéma est sensoriel par dessus tout. C'était évident dans Sur
mes lèvres qui donnait à voir
le monde à travers son héroïne malentendante, par un traitement
contrasté du son mais aussi des fermetures à l'iris pour signifier
toute l'importance que prenait la vue pour elle. Le metteur en scène
faisait appel au même effet visuel dans Un prophète,
pour renforcer l'impression d'enfermement physique ou psychologique.
Cet accent mis sur les sens et la perception glisse depuis Un
prophète vers un onirisme
présent dès l'ouverture abstraite de De rouille et d'os
qui fait se suivre une série
d'images mystérieuses et un corps endormi.
La
mise en avant des subjectivités au sein du cinéma d'Audiard
implique l'établissement d'un rapport intime entre la mise en scène
et les acteurs, toujours dirigés admirablement par le réalisateur.
Jouant de l'image de « mauvais garçon » de Vincent
Cassel, il lui avaitoffert le rôle d'un ex-taulard
bourru qui contrastait à merveille avec la fragilité du personnage
de Carla.Dans De
battre mon cœur s'est arrêté,
il avait utilisé au mieux le caractère nerveux du jeu de Romain
Duris pour les face-à-faces tendus entre Tom et son piano.Pour De rouille et
d'os, tandis que Matthias
Schoenarts confirme les espoirs portés sur lui depuis Bullhead,
on a rarement vu Marion Cotillard aussi naturelle et convaincante,
débarrassée de tout glamour ou maquillage encombrants.
Un
point négatif cependant : malgré le talent des comédiens et
le brio de la mise en scène, on ne peut s'empêcher de voir mise à
jour dans le dernier opus d'Audiard la limite de son système.
Désireux de maintenir l'attention du spectateur et de jouer sur
différents tableaux, le réalisateur multiplie souvent les récits,
quitte à offrir des pistes narratives peu convaincantes (la relation
entre Tom et la femme de son collègue dans De battre...,
par exemple). Avec Un prophète
et sa micro-société prison, l'auteur avait trouvé un cadre idéal
pour assouvir sa soif de contenu dramatique. De rouille et
d'os s'avère par contraste
bancal, ne faisant vivre que ses deux personnages centraux
magnifiques tandis que ceux qui les entourent sont désincarnés,
jouant des rôles purement fonctionnels dans l'intrigue. Le fait est
d'autant plus remarquable et regrettable qu'Audiard a choisi pour les
interpréter des acteurs qui ont eu l'occasion de briller ailleurs.
Le spectateur frustré verra très peu Corinne Masiero (la découverte
de Louise Wimmer) et
encore moins les non moins talentueux Bouli Lanners et Céline
Sallette (merveilleuse dans L'Appolonide).
De
rouille et d'os est donc un bon
film, toujours passionnant formellement, mais n'est malheureusement
pas aussi abouti que les œuvres les plus réussies de son auteur (De
battre..., Un
prophète). Mais la magnifique
douceur dans laquelle baigne le film par instants (notamment lors des
scènes à la plage) est un élément assez neuf et intéressant dans
le cinéma d'Audiard pour nous convaincre que le réalisateur, loin
de tourner en rond, a encore beaucoup à nous montrer.
En
bref : pas une Palme d'or, mais un prix du réalisateur et des
prix d'interprétation possibles et bien mérités ; un film à
ne pas manquer
Depuis
l'émergence du cinéma sud-coréen à la fin des années 90, on a pu
en dégager deux tendances : d'un côté, des films au budget
conséquent et à la mise en scène brillante dont trois auteurs
emblématiques (Bong Joon-ho, Park Chan-wook, Kim Jee-woon) sont en
train de réaliser leurs premiers projets américains ; de l'autre,
un courant intimiste dont Hong Sang-soo est un des représentants
les plus prolifiques. Tant et si bien qu'il est devenu un habitué du
festival de Cannes : si In Another Country est cette année en
compétition officielle, Hahaha avait remporté le prix « Un
Certain Regard » il y a deux ans tandis que The Day He
Arrives, présenté l'année dernière dans la même catégorie,
vient de sortir sur nos écrans. Et, au vu de cet avant-dernier
opus, on est en droit se demander si le cinéaste n'aurait pas
intérêt à ralentir sa cadence de production.
Yoo,
cinéaste exilé à la campagne et qui ne tourne plus de films,
revient pour quelques jours à Séoul où il a passé sa jeunesse.
Entre ses retrouvailles avec une « ex » ou un ami et des
rencontres de hasard, le film suit l'errance de son personnage
principal dans la capitale coréenne, ponctuée de scènes de repas
ou de beuveries. Les dialogues y sont sous l'influence d'Éric
Rohmer, associant échanges intellectuels sur la vie et confessions
intimes à des jeux de séduction.
Si
The Day He Arrives parvient à renouer ponctuellement avec la
légèreté charmante de l'auteur des Contes moraux, un
sentiment d'ennui s'installe et fait paraître sa courte durée
(1h20) bien longue. Face au manque d'enjeu dramatique qui se fait
vite sentir et à l'aspect répétitif du film (décors récurrents,
banalités échangées lors des rencontres de hasard), même s'ils
sont tous deux intentionnels et rendent compte du désœuvrement des
personnages, le spectateur perd patience.
D'autant plus que le film
souffre d'une mise en scène plate, parfois proche de l'amateurisme
avec ses zooms aléatoires. Le noir et blanc sert alors de remède
esthétisant un peu facile, qui relève autant de la pose artistique
que l'utilisation de la voix off de Yoo, inutilement explicative et
peu convaincante. Hong Sang-soo se positionne en observateur distant
des rapports humains, comme Rohmer, mais est loin d'avoir la verve de
son prédécesseur, se contentant d'une trouvaille amusante sur le
moyen imparable de faire la description juste d'un caractère.
Tourné
en sept jours avec un scénario écrit au fur et à mesure, The
Day He Arrives manque donc de rigueur formelle et scénaristique.
C'est dommage car Hong Sang-soo s'avère un très bon directeur
d'acteurs (tous convaincants) et sait créer des ruptures de ton et
des décalages intéressants. Il en va ainsi de la scène où Yoo
boit avec des étudiants en cinéma et se montre complice avant de
les laisser en plan de façon burlesque; d'un plan lors de sa visite
à un amour abandonné où les acteurs passent de la distance polie à
un épanchement soudain et comique; de la façon maladroite dont un
homme dévoile son amour pour sa meilleure amie en dressant ses
qualités sur un ton colérique. Ces moments sont malheureusement
trop épars pour faire de Hong Sang-soo le meilleur prétendant au
titre d'héritier d'Éric Rohmer. On lui préférera dans cette
catégorie Guillaume Brac et son formidable Un monde sans femmes.
Entre la reprise de
l'exposition du Musée d'art moderne de New York à la Cinémathèque
Française, la sortie de Dark Shadows la semaine dernière et
celle de Frankenweenie en fin d'année, 2012 est l'année Tim
Burton. L'auteur y est-il pour autant à son apogée ? Hélas, pas
vraiment, Dark Shadows confirmant des signes d'épuisement,
perceptibles dans son cinéma depuis quelques années.
Jusqu'à la fin des
années 90, la carrière de Burton montrait une belle cohérence,
avec deux périodes bien distinctes. Cet artiste à l'imagination
très noire avait quitté les studios Disney pour signer une série
de films, à l'univers gothique et pervers, qui mettaient à mal
l'Amérique bien-pensante : le point culminant de cette première
période était le sombre L'étrange Noël de Monsieur Jack
produit par Disney, Burton tenant alors sa revanche sur ceux qui
l'avaient fait dessiner des personnages adorables jusqu'à
l'écœurement. Ayant finalement imposé son univers personnel, le
cinéaste avait signé ce qui peut être perçu rétrospectivement
comme une trilogie, visuellement éclectique, en hommage aux films
qui avaient nourri son imagination (Ed Wood, Mars Attacks
!, Sleepy Hollow). Le premier faux pas, avec le très
conventionnel La Planète des Singes, en 2001, signait la fin
de cette période dorée.
Pourquoi les films
de Burton des années 2000 ne sont-ils jamais parvenus à retrouver
totalement la magie de ses premières œuvres ? Sans pour autant être
mauvais (à l'exception peut-être d'Alice au Pays des Merveilles,
d'un ennui mortel), chaque film déçoit un peu car le cinéaste ne
parvient plus à surprendre. Si l'on considère Sweeney Todd,
son film le plus surprenant et convaincant ces dernières années, le
mérite en revient au décalage macabre de la comédie musicale dont
est tiré le métrage, plus qu'au réalisateur.
Dark Shadows
laisse pourtant l'illusion d'un possible renouvellement. Après un
prologue au romantisme noir, attendu chez Burton (un homme, Barnabas
Collins, se jette d'une falaise pour rejoindre dans la mort sa
fiancée tombée sous l'emprise d'une sorcière, avant d'être changé
en vampire par cette dernière), le passage aux années 70 et à
Nights in White Satin qui accompagne le trajet d'une jeune
gouvernante, mystérieuse mais ordinaire, semble ouvrir sur un
possible territoire inexploré pour l'auteur. Le premier quart
d'heure ne fait que peu appel au fantastique, mais pose une
atmosphère étrange, à partir des excentricités de la famille
Collins chez qui l'héroïne est engagée. Hélas, une fois Barnabas
revenu parmi les siens, le récit oublie bien vite tous les
personnages au profit d'un Johnny Depp producteur omniprésent, et le
film se transforme en comédie fantastique ronronnante jusqu'à son
final bâclé.
Voir Johnny Depp
cabotiner à outrance dans un rôle aussi caricatural et figé que
celui de Jack Sparrow (amusant dans le premier Pirates des
caraïbes avant de devenir insupportable par la suite) fait de la
peine quand on se souvient de ses premières collaborations
extraordinaires avec Burton. La présence d'Alice Cooper, qui incarne
son propre rôle 40 ans plus tôt, devient curieusement la métaphore
du statut du réalisateur et de son acteur fétiche : les deux
artistes réutilisent les trucs qui ont fait leur succès mais le
tout ressemble à un numéro d'auto imitation. En lien avec ce manque
d'investissement réel, le film fait se suivre les scènes plus ou
moins réussies, sans jamais acquérir de profondeur, et laisse
l'impression d'un « patchwork » un peu incohérent.
Mais la dimension
la plus inquiétante pour l'avenir de Burton est la façon dont il
fait, mine de rien, le récit d'une victoire de l'ordre établi.
Barnabas issu d'une famille bourgeoise a été changé en vampire par
une servante qu'il a séduite puis rejetée (la sulfureuse Eva
Green). La vengeance de cette dernière peut alors être perçue
comme une revanche sociale légitime contre le symbole d'une classe
dominante et méprisante. Mais ce que le film nous raconte, c'est
plutôt la renaissance des Collins, sans jamais mettre vraiment en
question la légitimité de Barnabas. Alors que la sorcière vaincue
pleure des larmes qui se perdent dans les fissures d'un visage
craquelé (belle image qui montre bien ce dont Burton est encore
capable par intermittence), on ne retrouve pas la compassion tragique
qui avait fait l'émotion de la mort du monstrueux Pingouin dans
Batman Returns. Et Burton d'achever son film par un « happy
end » et un plan final digne des films d'horreur les plus
standards, qui laissent au spectateur un arrière-goût très amer.
Barbara de
Christian Petzold, Ours d'argent de la mise en scène au dernier festival de
Berlin, n'est pas sans évoquer La vie des autres de Florian Henckel von
Donnersmack : les deux films se déroulent dans la RDA des années 80 et
proposent à partir de ce contexte des drames psychologiques tendus. Mais les
destins individuels décrits par les deux films tracent des trajectoires
opposées. En effet, alors que l'agent de la Stasi de La vie des autres voyait
vaciller sa foi dans le système totalitaire qu'il servait, l'héroïne éponyme du
film de Petzold, résolue à fuir l' Allemagne de l'Est, se retrouve confrontée à
un dilemme.
Suite à une
demande de sortie de RDA, Barbara (Nina Hoss), chirurgien pédiatre, est mutée
de Berlin pour un hôpital de province. Dès son arrivée à son nouveau lieu de
travail, elle est placée sous surveillance : écrasée dans un plan en forte
plongée, elle est observée par le médecin-chef André (Ronald Zehrfeld)
découvert en contrechamp en compagnie d'un officier de la Stasi qui dresse son
portrait. Centré sur le personnage de Barbara, le film plonge dès lors le
spectateur dans une atmosphère hitchcockienne et paranoïaque, où les moindres
faits quotidiens trahissent l'anormalité ; ainsi la sollicitude dont fait preuve
André à l'égard de sa collègue en la reconduisant chez elle, est immédiatement
suspecte étant donné qu'il ne lui demande même pas où elle habite. Si Barbara
reste dans une distance méfiante, ce n'est qu'une réponse aux violations
quotidiennes de son intimité : sa logeuse autoritaire lui ordonne de
l'accompagner pour lui montrer la cave sans même lui laisser le temps de
s'habiller. La Stasi peut débarquer sans crier gare et se livrer à une fouille
méticuleuse. Pour reprendre les propos que tient l'héroïne à son amant venu de
l'Ouest qui se propose de la rejoindre, « il n'y a pas de vie possible
ici ».
Le suspens
pourrait donc se résumer dans un premier temps à savoir si Barbara parviendra à
s'échapper et retrouver un ailleurs synonyme de liberté. Mais l'originalité et
l'intelligence du film de Petzold est de bouleverser cette situation de départ de manière progressive. Barbara
trouve d'abord sa place à l'Est en offrant sa compassion chaleureuse à une
jeune patiente martyrisée par les autorités : elle résiste ainsi à un régime
autoritaire et insensible en adoptant une attitude humaniste. Cependant son
hésitation à partir ne tarde pas à prendre une dimension plus intime, à travers
sa relation sentimentale avec André au cœur du film. Barbara se montre alors
passionnant et d'une grande finesse en restant toujours ambigu sur les
motivations de son personnage masculin qui garde comme l'héroïne sa part de
mystère : Barbara et le spectateur peuvent-ils accorder leur confiance à André
? Le contexte politique de l'intrigue permet à Petzold d'illustrer au mieux la
confrontation à l'autre, la part d'inconnu propre à la construction d'un
couple. Nina Hoss et Ronald Zehrfeld sont tous deux extraordinaires dans un jeu
nuancé et retenu, au service de la tension palpable de scènes où les mots sont
suspects et la vérité perce dans les silences, les gestes et les regards.
L'hésitation de Barbara
est incarnée par la représentation ambivalente de la RDA où elle évolue. Petzold a voulu en donner l'image d'une
« île socialiste au milieu d'un monde capitaliste » (il s'en explique
dans un entretien accordé au magazine Positif) : si elle devient alors
équivalente à une prison pour Barbara, l'aspect insulaire passe aussi par la
description d'un cadre naturel et sauvage qui entoure la société rigide. Avec
sa plage désolée où la mer s'agite, son bois où peuvent se rencontrer les
amants en secret et sa croix isolée au pied de laquelle l'héroïne cache des
Deutsche Mark d'Allemagne de l'Ouest, son décor confère à Barbara un charme romantique indéniable et
persistant.
Miss Bala :4 / 5 Depuis
2006, le conflit qui oppose le gouvernement mexicain au cartel de la
drogue a fait plus de 35 000 morts. Ne serait-ce que parce qu'il rend
compte de cette réalité, en traitant de manière frontale la
criminalité et la corruption qui règnent au Mexique, Miss
Bala est un film important. En
prise directe avec le réel, le métrage de Gerardo Naranjo trouve
son origine dans un fait divers, que le réalisateur transforme en
thriller haletant, en adoptant le point de vue d'une victime
instrumentalisée par les narcotrafiquants.
Laura (Stephanie Sigman) est une belle jeune femme qui compte bien
s'échapper de l'environnement pauvre de Baja en participant à un
concours de beauté : pleine d'espoir, elle offre un visage souriant
à la caméra, qu'on pourrait placer parmi des photographies de stars
qui tapissent les murs de sa chambre. Elle s'amuse avec son amie à
passer devant une file de candidates au concours qui partagent le
même rêve glamour. Cependant cette chimère est bien vite rattrapée
par la réalité sordide d'une boîte de nuit, où une danse lascive
avec des policiers peut servir de ticket d'entrée à la compétition
des « miss ». En un plan, le film bascule : le reflet
flou de Laura dans le miroir des toilettes où elle s'est réfugiée
dit bien la distance qui s'établit déjà entre elle et un rêve
sali ; son amie accepte de quitter la boîte et Laura, rassurée,
peut se recoiffer dignement ; mais alors qu'elle se retrouve seule un
homme armé fait irruption (Noe Hernandez) et la menace alors qu'elle
s'est recroquevillée, apeurée et soumise ; s'ensuit un règlement
de comptes qui est pour l'héroïne le commencement d'un long
cauchemar éveillé.
Si
la brillance formelle de Miss Bala,
avec ses mouvements de caméra chorégraphiés avec précision, peut
évoquer certains plans du cinéma de De Palma, l'usage qu'en fait
Naranjo est à mille lieues du formalisme jubilatoire au cœur de
Blow out ouSnake eyes. En
utilisant la durée des plans, le réalisateur mexicain cherche,
quant à lui, à inscrire son intrigue dans des environnements
décrits avec précision : le choix s'avère payant, conférant un
aspect documentaire au film (absence de coupes donc impression de
réel) en même temps qu'il contribue à installer une tension
constante.
Prise dans les rouages du trafic de drogue, Laura ne peut s'échapper
et attend avec anxiété les rebondissements tragiques d'un destin
qu'elle ne contrôle plus. Entre une interpellation musclée par un
policier, l'irruption du cartel de la drogue chez elle ou une
fusillade qui éclate sans prévenir, l'héroïne subit sans jamais
pouvoir se défendre. La mise en scène de la confrontation musclée
entre les forces de l'ordre et les trafiquants illustre bien
l'esthétique choisie par Naranjo : le spectateur reste avec Laura
dans la voiture, avant que le plan suivant ne s'attarde sur des corps
blessés ou abattus qui s'écroulent, plutôt que de proposer un face
à face spectaculaire et hollywoodien. Au spectacle pyrotechnique, le
réalisateur préfère la confrontation psychologique entre la jeune
femme et son tortionnaire, le chef des trafiquants (Noe Hernandez,
d'un calme inquiétant) : la façon dont ce dernier prend peu à peu
le contrôle du corps de sa victime est un des éléments les plus
glaçants du film.
En
plaçant le spectateur du côté d'une héroïne ordinaire et pleine
de vie, vidée peu à peu de toute son énergie et de sa volonté
(interprétée avec courage par une Stephanie Sigman dont même la
terreur initiale s'efface pour laisser place à une résignation
apathique), Gerardo Naranjo montre la situation du Mexique dans ce
qu'elle a de plus révoltant, d'inhumain. Film fort et engagé, Miss
Bala permet aussi de découvrir
un metteur en scène talentueux dont on attend avec enthousiasme le
premier projet hollywoodien The Mountain Between us
auquel le nom de Michael Fassbender est attaché. On lui souhaite une
carrière internationale égale à celle de ses brillants
compatriotes Guillermo Del Toro (Hellboy,
Le labyrinthe de Pan),
Alfonso Cuaron (Les fils de l'homme)
et Alejandro Gonzalez Inarritu (Babel,
Biutiful).