26/11/2012

Into the Abyss : mort et vie au Texas


 4,5 / 5

Into the Abyss trouve son origine dans la série documentaire On Death Row réalisée par Werner Herzog pour la chaîne Investigation Discovery. Dans le cadre de ce projet, le cinéaste est allé à la rencontre de condamnés à mort qui attendent leur exécution aux Etats-Unis. Dans la rencontre de Michael Perry et Jason Burkett, condamnés pour un triple homicide lié à un vol de voiture à Conroe au Texas, Herzog a trouvé une matière qui allait bien au-delà du format épisodique de 45 minutes. Le long métrage qui en résulte est d’une intensité et d’une richesse qui en font l’un des films les plus captivants de l’année.



Au titre du film de Herzog s’ajoute le sous-titre « Un récit de mort, un récit de vie ». Et c’est bien de cela dont il est question dans la forme : plus qu’un film dossier, le réalisateur organise une série de récits, de témoignages faits par des intervenants plus ou moins liés au sort de Perry ou Buckett. Ainsi dans le prologue Herzog s’entretient avec un aumônier chargé d’accompagner les condamnés à mort dans leurs derniers instants. Alors que l’intervenant commence à raconter sa rencontre avec deux écureuils sur un ton léger, une rupture de ton soudaine s’opère dans un moment d’autant plus bouleversant qu’il est inattendu. Submergé par l’émotion et les larmes, l’aumônier interrompt son récit qui se livre alors comme la parabole d’un droit à la vie, manifeste éclatant contre la peine de mort. La finesse d’Herzog, intervieweur et donc metteur en scène, est de savoir faire surgir de tels débordements émotionnels où semble être livrée une vérité transcendante, en prenant aussi bien le spectateur que la personne interviewée par surprise.

En contraste avec ce mouvement d’élévation transcendante, Into the Abyss porte aussi bien son titre, opérant une plongée dans l’horreur d’un fait divers qui est donné brutalement à voir par le biais des archives de la police locale : les traces de sang et le cadavre trouvé sur un sentier de forêt sont les signes d’une cruauté bien réelle. Toute la première partie du film est glaçante, alternant les éléments de l’enquête et les témoignages des deux coupables d’une sérénité dérangeante. Mais alors que la narration se développe et prend une ampleur de plus en plus importante en élargissant le champ des intervenants, Herzog dévoile peu à peu ce qui se cache derrière l’abîme contemplé par le documentaire : l’absurdité du néant. 


L’irréalisme est à son sommet dans le récit halluciné d’un habitant de Conroe qui prétend avoir un tournevis logé dans son corps depuis une altercation lors d’une nuit d’ébriété. Mais les faits de l’affaire Perry-Burkett d’abord réalistes prennent aussi des proportions démesurées alors que les deux suspects sont pris dans une fusillade musclée à la hauteur des films d’action les plus rocambolesques, ou que l’on découvre que tous les membres de la famille de Burkett sont en prison. Herzog fait le portrait accablant de laissés pour compte de l’Amérique pris dans un cycle de violence implacable dont ils ne sauraient s’échapper. Les destins décrits relèvent d’une tragédie nihiliste moderne dans laquelle il serait impossible de trouver un sens. Même l’aumônier qui croit en un dieu de bonté et pardon peine à réconcilier sa foi avec les exécutions qui font partie de son quotidien. 

D’où vient alors qu’ Into the Abyss soit une objet cinématographique stimulant et jamais pesant, malgré la gravité de son sujet et la vision pessimiste du monde qui nous est donnée ? En premier lieu, Herzog crée à travers les larmes versées par les différents intervenants une expérience cathartique à laquelle il invite le spectateur : faire face à la mort et à la douleur qu’elle engendre est finalement bien plus salutaire que l’indifférence. Ensuite, la belle humilité du réalisateur qui ne se positionne jamais en juge lui permet de dresser une série de portraits d’individus inoubliables. Si comme Herzog nous n’avons « pas nécessairement à [tous les] aimer », force est de constater qu’ils sont tous profondément humains, jusque dans leurs travers et leur folie.


Enfin, malgré l’omniprésence de la mort, l’auteur livre dans la dernière partie du film un message d’espoir en décrivant différents trajets vers la vie. A travers le rétablissement progressif d’une femme qui a du vivre un double deuil, la prise de conscience d’un chargé d’exécutions ou le passage en contrebande singulier d’une vie hors de la prison, Herzog offre le deuxième récit promis par le sous-titre du film ; et trouve ainsi la parfaite façon de conclure un métrage qui touche à l’essence de notre fragile existence.

En bref : à ne pas manquer. 

04/11/2012

Quelques raisons pour (re)voir 'Les enfants du paradis'


Les enfants du paradis :  5 / 5

Difficile de ne pas entendre parler des Enfants du paradis pour les cinéphiles en ce début d’automne. Entre sa « remasterisation » pour sa sortie Blu-Ray, sa reprise sur grand écran, l’exposition qui lui est consacrée à la cinémathèque française et sa diffusion sur Arte cette semaine, le film de Marcel Carné  est au cœur de l’actualité cinématographique. Le moment est donc venu de revenir sur cette œuvre en répondant à cette question : pourquoi toute personne s’intéressant un tant soit peu au cinéma et à son histoire se doit de l’avoir vu ?




Premier film français sorti à la Libération le 15 mars 1945, Les Enfants du paradis est monumental par sa durée (3 heures découpées en deux époques) et les moyens mis en œuvre pour sa fabrication : le boulevard du Temple des alentours de 1830 a ainsi été reconstitué dans des studios à Nice avec pas moins de 2000 figurants. D’abord pensé comme un représentant de la vitalité du cinéma français durant son tournage pendant l’Occupation début 1943, le métrage est aussi une réponse à Autant en emporte le vent sorti en 1939. Au produit colossal de Hollywood qui connaît un succès retentissant, l’œuvre de Marcel Carné est la représentante prestigieuse d’un cinéma de « qualité française », ancré dans la culture nationale. 

Film d’époque, Les Enfants du paradis plonge le spectateur dans le Paris de la première moitié du 19ème siècle et choisit pour protagonistes trois figures marquantes de la période : le mime Baptiste Debureau, le comédien Frédérick Lemaître et le poète et criminel Pierre François Lacenaire. L’intrigue réunit ces personnages réels pour les faire graviter autour d’une femme de fiction objet de tous les désirs, Garance. Plus qu’une reconstitution fidèle de faits divers qui ont pu défrayé la chronique de l’époque (les procès de Debureau et Lacenaire qui devaient faire l’objet d’une troisième époque seront finalement mis de côté), Jacques Prévert propose à partir de ce canevas une réflexion riche sur l’amour et l’art.


Il y a un aspect spectaculaire indéniable dans les décors du film et ses mouvements de caméra sophistiqués, et on prend plaisir à suivre une multitude de récits qui évoque l’aspect feuilletonesque des œuvres littéraires de l’époque (Les mystères de Paris d’Eugène Sue ou « La comédie humaine » de Balzac). Mais Les enfants du paradis ne joue pas sur une rencontre de l’intrigue avec l’ Histoire telle qu’elle peut se produire dans Autant en emporte le vent, et les pistes romanesques aboutissent rarement à des scènes de grand spectacle classiques : lorsqu’un duel ou un assassinat a lieu, il est coupé par une ellipse ou se déroule hors champ. L’essence du scénario de Prévert se trouve plutôt dans l’étude intimiste de personnages et de leurs passions qui aboutit à un romantisme envoûtant, proche du rêve. Mais encore davantage l’intérêt réside dans des dialogues où Prévert multiplie les aphorismes, déployant un langage poétique d’une beauté rarement égalée au cinéma. 

Les dialogues exceptionnels écrits par Prévert demandaient des acteurs à la hauteur du texte. Les interprètes des Enfants du paradis sont excellents à l’unisson. En Lemaître cabot et grandiose, Pierre Brasseur fait des merveilles dans le registre comique ; Marcel Herrand fascine quant à lui en Lacenaire tout en douceur menaçante ; Arletty donne la pleine mesure de son talent et de son charme naturel dans le rôle de Garance, admirable de légèreté dans la première partie avant de devenir une ombre mélancolique dans la seconde. 


Et puis il y a Jean-Louis Barrault, dont la performance dans le rôle du mime Debureau est prodigieuse. C’est lui qui a été l’origine du projet du film, désirant incarner celui qui avait fait sensation en reprenant le personnage de Pierrot au théâtre. Dans les reconstitutions des pantomimes de Debureau, Les enfants du paradis touche au sublime, combinant la précision des gestes et expressions de Barrault et la musique pathétique composée par Joseph Kosma. Rien que pour ces scènes et son final époustouflant de réalisme où les personnages sont pris dans le chaos d’un carnaval, le film de Marcel Carné mérite sa place au panthéon du 7ème art. Exemple d’un cinéma à la fois populaire et ambitieux artistiquement, Les enfants du paradis est un film d’artisans, de poètes et de rêveurs ; un chef d’œuvre immortel.

En bref : incontournable