30/05/2013

Souvenirs de Cannes : de "Inside Llewyn Davis" à "La vie d'Adèle", enthousiasmes et déceptions


Durant ma première expérience à Cannes sur les derniers jours du festival, j’ai pu me rendre compte du défi que constituait l’événement pour le critique de cinéma. A raison d’un film le vendredi et de trois le samedi et le dimanche, j’ai un peu enchaîné les projections sans avoir pour autant le temps de bien laisser murir et reposer dans mon esprit les films qui étaient proposés. Voilà cependant mes premières impressions quelques jours à l’issue du festival, histoire de « teaser » sur une partie des films qui arriveront sur nos écrans et créeront l’événement (ou non) les prochains mois.


Michael Kohlhaas


Avec cette adaptation d’un roman allemand qui relate la rébellion d’un baron au 16ème siècle, Arnaud des Pallières signe un western aux images sublimes, en utilisant à merveille les paysages sauvages du Vercors ou du Gard. Rigoureux et exigeant, le métrage peut être décrit comme un croisement fascinant entre le cinéma de Bruno Dumont et Le guerrier silencieux, auquel renvoie la présence de Mads Mikkelsen ainsi qu’une économie dans les dialogues. La première heure du film fait se succéder des séquences d’une puissance visuelle impressionnante, entre la mise à bât d’une jument, la prise violente d’un château ou l’incendie d’un couvent de nuit, ou une bataille vue au loin sur un plateau venteux. A la fois sobre et spectaculaire, le film est alors servi par une narration précise et efficace. La deuxième heure plus dialoguée est moins convaincante, à partir d’une très longue scène où un prêtre met le personnage principal face aux conséquences de ses actes : l’interprétation des acteurs a beau être exemplaire, le film souffre finalement de longueurs et conduit vers un épilogue un peu attendu. Reste que des Pallières donne à son film une texture passionnante, aussi bien au niveau visuel qu’au niveau sonore, le casting international permettant d’obtenir un jeu de contrastes sur les voix et les accents saisissant.


La Vénus à la fourrure


En 2002 Roman Polanski créait l’événement  sur la Croisette avec Le Pianiste ; pour son retour 11 ans plus tard, on est loin de l’envergure de ce chef d’œuvre, ou même de celle de l’excellent Ghost Writer. La Vénus à la fourrure s’inscrit plutôt dans la directe lignée de Carnage, et propose une adaptation d’une pièce américaine inspirée du roman de Leopold von Sacher-Masoch. Si l’esthétique théâtrale du film empêche un réel enthousiasme, l’affrontement psychologique tendu entre une actrice vulgaire aux aptitudes inattendues (Emmanuelle Seigner excellente, ambiguë et sensuelle) et un auteur/ metteur en scène tyrannique (Mathieu Amalric, sans surprise mais efficace, comme un double du réalisateur) produit une énergie  qui rend l’exercice plus convaincant que Carnage. Polanski ose la provocation jusqu’au mauvais goût et au kitsch, conférant à son métrage une folie qui manquait un peu à son dernier film un peu trop sage. A l’occasion d’un final plutôt surprenant, le cinéaste convoque les obsessions au cœur de son œuvre (sexe, mort, perversions, folie) dans un carnaval grand-guignolesque assez réjouissant qui a l’avantage de ne pas trop s’embarrasser d’un esprit de sérieux. Un petit film donc, dont on ne comprend pas vraiment la présence en sélection officielle, mais un divertissement intellectuel efficace (et après la courte nuit que j’avais passé, un film bienvenu !).


The Immigrant


On n’avait plus eu de nouvelles de James Gray depuis son magnifique et sensible Two Lovers il y a cinq ans : c’est dire si son nouveau film était attendu.  Au final, le résultat est franchement décevant, le réalisateur livrant un film d’époque sans surprise, d’une beauté statique qui provoque assez vite l’ennui. James Gray se confronte au grand sujet de l’immigration aux Etats-Unis mais n’en fait pas grand chose, propose l’histoire convenue d’une polonaise (Marion Cotillard) qui tombe dans les griffes d’un souteneur (Joaquin Phoenix). Le vrai problème du métrage tient au point de vue choisi par l’auteur, celui d’un personnage féminin victime déjà vu là où il aurait été plus fructueux de favoriser celui de son tortionnaire peu à peu transformé par sa rencontre avec elle. Le manque d’intérêt ressenti pour le sort de l’héroïne du film, reporté sur des personnages masculins plus ambigus, tendrait à démontrer que Gray est un cinéaste d’hommes, dont le genre de prédilection reste le polar (de Little Odessa à La nuit nous appartient). A noter malgré tout que le dernier plan de The Immigrant est peut-être le plus beau qu’il m’ait été donné de voir au festival : on tient alors enfin une image qui s’échappe de l’académisme qui l’entoure.


Only Lovers Left Alive



Mon coup de cœur de Cannes, tout simplement. Un film sublime, poétique, rock’n’roll et hilarant, un vent d’air frais. A partir du mythe rebattu des vampires, Jim Jarmusch livre un métrage euphorisant qui explore les possibilités de la vie éternelle et met en scène un couple iconique : lui est un musicien surdoué qui reste dans l’ombre, elle est une intellectuelle amoureuse des écrits de l’humanité qu’elle choisit avec minutie avant de partir en voyage. Tom Hiddleston et Tilda Swinton incarnent ces personnages pop et romanesques avec un naturel bluffant, soutenus par une distribution hors pair (John Hurt, Mia Wasikowska). L’ambiance de Only Lovers Left Alive n’est pas sans rappeler le chef d’œuvre de la bande dessinée Sandman de Neil Gaiman où des êtres éternels fréquentaient les mortels à travers les âges : on trouve au cœur du film le même fantastique teinté d’ordinaire et la même profonde humanité. Il y a une nostalgie poignante au cœur du film de Jarmusch qui évoque le caractère éphémère du monde, la dégradation inéluctable qui est l’œuvre du temps (comme lors de l’exploration d’un Detroit à la gloire disparue), mais il y a aussi cet espoir de partir à la recherche de la beauté et de la trouver. Si l’on ajoute à cela une photographie d’une élégance renversante, une bande originale extraordinaire et une mise en scène minimaliste et précise, on a là le grand oublié de Cannes.


Inside Llewyn Davis


On se demande ce qui a bien pu motiver le jury à accorder le Grand Prix du festival au dernier opus des frères Coen. Rien que la présence du film en sélection officielle relève d’une imposture, tant les Coen semblent n’avoir rien à dire de nouveau. Pour Inside Lelewyn Davis ils se contentent d’aligner les scènes sans développer aucun des fils narratifs qu’ils mettent en place. Aucune surprise, aucune vitalité, aucune réelle envie de cinéma ne se dégage de l’ensemble. Qu’apporte de  neuf ce énième portrait d’un héros ordinaire, magnifique « loser », si on le compare aux grands films que sont Barton Fink, The Big Lebowski et A Serious Man ? Premièrement : les parties musicales vecteurs d’émotions dans le récit, seul élément qui vient timidement relancer l’intérêt, mais d’une efficacité bien trop ponctuelle. Deuxièmement : un chat qui faisait réagir une bonne partie de la salle d’un rire attendri. Quand je vous disais que les Coen n’avaient rien à dire, ils sont tombés au niveau des vidéos de chats sur internet.


La vie d’Adèle


Un grand film et une palme d’or largement méritée. Pourtant le début du film de Kechiche était loin de me convaincre, entre scènes de classe avec un parfum de déjà-vu (on pense à L’esquive du même auteur mais aussi  à Entre les murs de Laurent Cantet, palme de 2008) et déjeuner en famille interminable. Les fragments quotidiens se succèdent, sans qu’on comprenne bien leur nécessité narrative (comme ses plans sur Adèle endormie). Et puis peu à peu on se laisse gagner par une histoire ordinaire mais qu’on a l’impression de voir pour la première fois ; et soudain l’émotion prend par surprise, submerge. Et le film se termine sans qu’on ait vu passer les trois heures.  Comme il l’a si bien dit en recevant la palme, Abdelatif Kechiche travaille en prenant son temps, et son film pourrait être comparé au travail des pointillistes, à la recherche des détails qui donneront forme à un tout transcendant. Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux sont extraordinaires de justesse, mais elles sont aussi dirigées de main de maître par un cinéaste qui parvient à parler à notre vécu : rarement on aura vu les affres du désir et de l’amour décrits avec une telle finesse et une telle intensité. Un film bouleversant et essentiel.


Tel père tel fils


Après le touchant I wish : nos vœux secrets qui mettait en scène la séparation d’enfants suite au divorce de leurs parents, Hirokazu Kore-Eda poursuit avec Tel père tel fils l’exploration de la crise familiale au Japon à travers un récit d’enfants échangés à la naissance. La douceur mélancolique du précédent film laisse place ici à une critique sociale plus acide : le récit dresse le tableau frappant d’une bourgeoisie japonaise obnubilée par la réussite qui tyrannise et délaisse ses enfants malgré elle, et des tensions de classe palpables qui se révèleront à la source du drame. Plus dur et moins aimable que I wish ou Still Walking, Tel père tel fils témoigne malgré tout au final du bel humanisme et de la générosité d’un artiste précieux, salué par un Prix du jury mérité.

29/05/2013

Souvenirs d'un premier Cannes : "people" et chasse aux invitations

Plus de dix ans que j’en rêvais et cette année, je l’ai enfin fait, je suis allé à Cannes avec accréditation  en poche et quelques amis.  Précision d’importance : il s’agissait d’une accréditation « découverte » qui nous donnait accès au « marché du film » et aux séances pour les 4 derniers jours du festival seulement. Les journées s’annonçaient donc intenses pour rattraper une semaine de retard mais le sésame magique était bien concret.


Arrivée le 23 mai en début d’après-midi, on rejoint notre hôtel en centre ville (très important !) puis on se pose pour manger tranquillement au bord de la plage et destination le palais des festivals pour retirer nos accréditations et visiter le marché du film. La plupart des professionnels sont sur le départ, on sent la fin du festival proche, mais quelques distributeurs sont encore fidèles au poste à leurs stands. En ressortant vers 18H, nous tombons sur la montée des marches pour Nebraska d’Alexander Payne. Une jeune femme bien habillée cherche des personnes pour l’accompagner sur le tapis rouge mais nos habits de soirée sont restés à l’hôtel donc c’est loupé (erreur de débutants !). Nous restons donc au bord des marches, ce qui nous permet d’apercevoir Ang Lee accompagné de Nicole Kidman au loin. Puis j’entends une agitation derrière moi,  je me retourne et vois Afida Turner en train de discuter avec des vigiles pour qu’ils la laissent entrer dans le palais des festivals. Je m’en amuse avec mes amis. Quelques minutes plus tard, on la verra entourée de vigiles en costumes de soirée près de l’accès au tapis rouge sans comprendre qu’elle vient de se faire exclure de ce dernier. 


En ce qui nous concerne, nous décidons de rentrer à l’hôtel et de ressortir plus tard pour la projection publique du Grand Bleu sur la plage et le concert d’Eric Serra, tous deux annulés pour cause de vent. Pas grave, nous rencontrons des amis en tenue de soirée sortis pour aller en club. Et croyez-le ou non, je rentre au VIP Room en T-shirt et veste sport usée : il faut dire qu’il n’est que 22H00 et que le club n’est peut-être pas encore trop select. À l’intérieur, l’ambiance est assez unique, entre jeunes femmes en costume portant des torches et pole danseuses : les boissons sont hors de prix (40 euros pour une bouteille de rosé quelconque) et fatigués de la journée (lever à 5h00 pour prendre le train pour Cannes) nous retournons à l’hôtel vers 0h30. Nous apprendrons le lendemain que Redfoo de LMFAO et will.I.am sont passés après nous dans la nuit. 

Le lendemain, on rentre dans le vif du sujet : car plus que les fêtes des clubs de Cannes, mon rêve de festival a toujours été plutôt de découvrir les films attendus en exclusivité (je suis un cinéphile impatient…). Nos badges ne nous permettent pas de réserver les séances donc la mission du jour est d’obtenir des places pour The Immigrant de James Gray et Michael Kohlhaas d’Arnaud des Pallières avec Mads Mikkelsen : on se munit de pancartes et on fait le pied de grue devant le Palais du festival en compagnie de dizaines d’autres candidats, accrédités ou non. En persévérant ça marche et mes compagnons parviennent à obtenir des places pour la séance de l’après-midi de The Immigrant


En ce qui me concerne, je préfère me rendre à la reprise de La vie d’Adèle, m’installe pour faire la queue pendant 1h30 avant de me faire refuser l’entrée ainsi qu’une centaine d’autres personnes. Déception terrible rattrapée par une petite joie lorsque dans la file de dernière minute pour l’entrée à The Immigrant (je n’entrerai pas non plus) une productrice, avec qui j’entame la conversation, m’offre une place pour la séance de La Vénus à la fourrure de Roman Polanski à 9h le lendemain matin. Espoirs contrariés et bonnes surprises, c’est un peu ça le jeu de la chasse des places aux projections de Cannes. Tandis que mes amis regardent The Immigrant, c’est donc reparti pour le « sitting » avec pancartes pour Michael Kohlass : on sympathise à l’occasion avec les autres chasseurs de place et les vigiles de l’entrée qui nous regardent d’un air bienveillant. 


A 18h00, la liesse est générale lorsque les places sont obtenues pour la séance du film d’Arnaud des Pallières de 22h00 avec tenue de soirée obligatoire (costume noir / smoking, chemise blanche nœud papillon pour les hommes). La montée des marches en tenue classe a quelque chose d’impressionnant, le personnel nous presse pour que nous avancions mais on a le temps de prendre quelques photos. Parmi les spectateurs, le réalisateur et Mads Mikkelsen sont présents, accompagnés de Denis Lavant, Bruno Ganz, Sergi Lopez et Amira Casar : il y a bien aussi l’immonde Joe Jackson et les improbables Igor et Grichka Bogdanov présents sur le tapis rouge pour une raison que je peine à m’expliquer, mais peu importe. La salle s’éteint, mon fantasme cinématographique peut commencer. Les sept films que j’ai vus de vendredi soir à l’après-midi dimanche ne m’ont pas laissé le temps de profiter des clubs de Cannes, mais je suis bel et bien rentré des rêves pleins la tête.

A suivre... 

PS : remerciements à Zhe-min Zhou pour les photos

16/05/2013

Gatsby le magnifique : let's start the party !

4 / 5


12 ans après Moulin Rouge, Baz Luhrman a eu une seconde fois l’honneur d’ouvrir le festival de Cannes avec Gatsby le magnifique. Le contrat glamour était largement rempli pour le défilé sur le tapis rouge : aux côtés du réalisateur, Leonardo DiCaprio et Carey Mulligan et la mégastar indienne Amitabh Bachchan ont assurément fait le bonheur des paparazzis et de la presse people. Si l’on ajoute que Cannes fête cette année les cent ans du cinéma indien, l’occasion d’avoir sur scène l’acteur emblématique de Bollywood des années 70 à aujourd’hui lors de la cérémonie d’ouverture était trop belle pour être manquée. Le coup d’envoi du festival était donc parfait sur le papier, mais le film est-il à la hauteur de l’événement ?


Il vaut mieux juger le film de Baz Luhrman sur ce critère plutôt que de le comparer au chef d’œuvre dont il est l’adaptation. Gatsby le magnifique de F. Scott Fitzgerald est une œuvre incontournable aux Etats-Unis, un monument de la culture américaine étudié au collège ou au lycée. Baz Luhrman semble dans les premières minutes encombré par l’œuvre d’origine, justifiant le procédé de narration à la première personne présent dans le roman de Fitzgerald par une mise en place laborieuse : Nick Carraway (Tobey Maguire) fait le récit de la vie de Gatsby dans le cadre d’une cure de désintoxication à l’alcool. Si ce procédé permet de convoquer le texte sublime de Fizgerald, il n’est pas exempt d’une certaine lourdeur, comme une fausse bonne idée pour rendre la structure du roman plus cinématographique. Les retours du film à la narration au présent, suivant la guérison de Carraway par l’écriture et son identification progressive en auteur jumeau de Fitzgerald, est une mise en abyme dispensable, inutilement explicative. Ces premières réserves  évoquées, on est malgré tout emporté après ce démarrage difficile par l’énergie que dégage la plus réjouissante adaptation de Gatsby le magnifique à ce jour.



L’adaptation de 1974 du roman, avec Robert Redford et Mia Farrow, souffrait d’un académisme auquel échappe Baz Luhrman grâce à une mise en scène ébouriffante et inventive. Le film se retrouve peu à peu traversé de moments de grâce magnifiques, telles que la première apparition  éthérée de Daisy (Carey Mulligan) au milieu de rideaux flottants dans le vent ou une séquence de beuverie dans les bas quartiers qui donne l’occasion d’un kaléidoscope d’images enivrant. Luhrman trouve des équivalents visuels au roman de Fizgerald d’une grande justesse, et le climax de ce premier mouvement est la fête organisée par Gatsby, moment de bravoure qui aboutit à la découverte spectaculaire du personnage éponyme. Le temps se suspend, on est devant du grand cinéma baroque à la hauteur de Michael Powell ou Ken Russell.

Les idées fusent au rythme de voitures lancées à pleine vitesse, celui des « années folles » décrites par Fitzgerald. Loin de se contenter d’illustrer avec brio le roman d’origine, Luhrman l’interprète, en accentuant par exemple l’humour entourant la rencontre de Gatsby et Daisy, qui rend la scène d’autant plus touchante et vibrante. Le réalisateur fait même preuve d’une sobriété maîtrisée inattendue lorsque la tension dramatique de l’intrigue arrive à son comble : le bruit des coups donnés par un pic en glace au milieu du silence suffit alors à dire l’imminence de l’éclatement des conflits.  On peut regretter dans la dernière partie du film quelques afféteries de mise en scène malvenues, mais il ne s’agit là que des défauts des qualités d’un cinéaste passionné et donc parfois excessif.


Au delà de son style renversant, un des atouts majeurs du métrage de Baz Luhrman est un casting impeccable.  Au premier rang, à la fois solaire et tourmenté, Leonardo DiCaprio s’impose comme une évidence en Jay Gatsby, mais Tobey Maguire, Carey Mulligan et Joel Edgerton sont tous excellents. Avec sa bande originale moderne aux pépites éclectiques (ma préférence  va aux reprises de Love is the Drug et Love is Blindness, mais il y en a pour tous les goûts), Gatsby le magnifique est un film d’une belle vitalité, un feu d’artifice idéal pour inaugurer cette 66ème édition du festival de Cannes.

En bref : une bonne adaptation d'un classique de la littérature, à voir


23/03/2013

A la merveille / Spring Breakers : objets formels un peu vains


 A la merveille : 2,5 / 5
 Spring Breakers : 2 / 5

Auteurs indépendants, les américains Terrence Malick et Harmony Korine se retrouvent avec leurs derniers films à un tournant de leur œuvre. Le premier, cinéaste reclus et mystérieux qui refuse d’accorder des entretiens à la presse, sort A la merveille seulement deux ans après The Tree of Life alors qu’il nous avait habitué à une attente d’au moins 5 ans entre chacun de ses métrages (20 ans de silence entre Les Moissons du ciel et La ligne rouge). Le second, à l’œuvre jusque-là plutôt confidentielle, se retrouve propulsé au premier plan médiatique avec Spring Breakers dans lequel d’anciennes égéries Disney sont transformées en nymphettes aguicheuses.  Un monde sépare les films de Malick et Korine sortis il y a  deux semaines mais ils ont en commun d’être des expériences de cinéma singulières qui échouent malheureusement à emporter l’adhésion. 


Au cœur des métrages on trouve des partis pris stylistiques forts  qui semblent diamétralement opposés au premier abord : la lumière naturelle filmée par Malick est aux antipodes des éclairages artificiels privilégiés par Korine ; l’impression de douceur esthétique d’ A la merveille contraste avec l’agressivité kitsch des images de Spring Breakers. Ces traitements visuels bien distincts sont attendus car les hésitations sentimentales et métaphysiques décrites par le film de Malick ont peu en commun avec la virée décérébrée de quatre filles en Floride que nous raconte Harmony Korine.


Un rapprochement esthétique s’opère pourtant par un recours commun à la fragmentation, avec il est vrai à la base deux conceptions bien différentes : il s’agit dans A la merveille de capter l’instant éphémère dans toute sa brièveté tandis que Spring Breakers vise  à reproduire le rythme saccadé de la musique électronique et le rap ainsi qu’à trouver un équivalent cinématographique au sampling, par des effets de répétition. Paradoxalement, l’univers sonore et musical admirable des deux films est aussi leur talon d’Achille, ce par quoi on peut pointer le problème qu’ils soulèvent : où s’arrête le récit qui fait sens et où commence le clip purement formel ?


A la merveille part d’un récit de relations sentimentales contrariées pour élargir son propos à une réflexion sur la difficulté de la foi religieuse et à une thématique de corruption de la nature à travers l’empoisonnement de sols. Si ces pistes narratives peuvent être intéressantes, elles sont malheureusement à peine traitées, et le cinéaste préfère enchaîner des scènes de couple d’un romantisme tombant souvent dans les clichés. Entre deux murmures de voix off des personnages qui errent dans les champs ou sur la plage, le regard perdu au loin sur fond de Bach, Wagner ou Dvorak, la tentation d’insérer des noms de parfum est hélas croissante au fur et à mesure que l’ennui gagne. Lorsqu’un message affleure avec un personnage d’italienne « bobo » anti-matérialiste qui jette le sac à mains de l’héroïne, on sombre dans le ridicule. Si The Tree of Life avait ses moments d’égarement (la découverte de la compassion par les dinosaures), le film était sauvé par les visions oniriques (Jessica Chastain virevoltant dans les airs ou la réunion finale des personnages sur une plage) et la matière mystérieuse et hypnotique des images du cosmos qui manquent ici cruellement. En confrontant son lyrisme au réel et au contemporain, le cinéaste se perd avec A la merveille dans une poésie banale qui ne tient que par le brio formel.


Le métrage de Terence Malick peut laisser une impression de coquille vide à son insu, Spring Breakers fait par contre de la vacuité un élément central. Les héroïnes qui décident de braquer un restaurant « comme dans un jeu vidéo » n’aspirent qu’à des bacchanales printanières dont la vulgarité confinant à l’absurde est exposée dans la vision que nous en offre le réalisateur dès les premières minutes du film. On s’attend alors que la rencontre des héroïnes avec le milieu des trafiquants de drogue en Floride soit l’occasion d’un dur retour à la réalité pour les jeunes filles bercées d’illusions : il n’en est rien et on pourrait alors saluer une certaine originalité dans le récit inventée par Korine. Pourtant Spring Breakers est finalement peu surprenant et très vite lassant, la faute à une mise en scène distanciée et à une artificialité de tous les instants. Jamais on n’est impliqué dans un récit dont les invraisemblances incessantes  nous font continuellement décrocher : une héroïne catholique pratiquante (qu’allait-elle donc chercher au « spring break », le mystère ne sera jamais vraiment éclairci) laisse ainsi un message à sa grand-mère à qui elle propose de l’accompagner l’année suivante, mais surtout la résolution du film est complètement improbable. Korine ne s’embarrasse pas d’inscrire son film dans aucune réalité ou psychologie, c’est son droit, mais Spring Breakers se limite alors à une bande d’acteurs qui font semblant, avec en premier lieu des actrices Disney qui se dévergondent très gentiment et jouent les « bitches » sans provoquer le moindre effroi chez le spectateur assoupi. 


Ni A la merveille, ni Spring Breakers ne convainquent donc dans le survol de leurs thèmes et de leurs personnages au profit de la pure forme : le montage par fragments des deux films devient alors le symbole d’une impossibilité pour le spectateur à s’impliquer dans les récits. Mais le métrage de Terrence Malick a l’avantage d’être une oeuvre sincère malgré ses nombreux défauts, tandis que le cynisme prétentieux de Harmony Korine, le mépris affiché pour ses personnages majoritairement débiles, laisse un goût très amer une fois la fantaisie pop arrivée à son terme.

24/02/2013

And the winners are...

Le palmarès des Césars 2013 a été pour le moins décevant, le couronnement prévisible d’ Amour de Michael Haneke et de son « grand sujet » allant jusqu’à un grand chelem (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleurs acteurs et meilleur scénario) qui a laissé peu d’espace à ses pauvres concurrents pourtant souvent supérieurs à mon goût. Réjouissons-nous alors que le seul film qui puisse prétendre à une concentration pareille de prix aux Oscars soit le très sympathique « feel good movie » Happiness Therapy ; là où Amour manque cruellement de chaleur humaine et devient éprouvant plus qu’émouvant malgré la présence bouleversante de ses acteurs vieillissants, le long métrage de David O. Russell a l’avantage de regorger d’amour pour ses protagonistes tout en évitant les lieux communs. Sans présager des résultats de la cérémonie, voici mon choix pour les Oscars 2013 en accord avec la présélection des nominés par l’académie (malgré quelques oublis de taille sur lesquels je reviendrai en temps voulu).


Meilleure musique / Meilleurs effets spéciaux / Meilleure photographie




En l’absence étrange parmi les nominés de Ben Zeitlin et Dan Romer qui ont signé pour Les Bêtes du Sud sauvage la bande originale la plus galvanisante et la plus mémorable  de l’année, le prix revient à Mychael Danna qui a su trouvé le contrepoint parfait à l’univers fantastique de L’ Odyssée de Pi. Le film d’Ang Lee, d’une perfection technique et esthétique qui laisse sans voix, mérite aussi largement d’être récompensé pour ses effets spéciaux et sa photographie. Expérience visuelle éblouissante, L’Odyssée de Pi constitue de loin la proposition de cinéma en 3D la plus stimulante à ce jour, l’immersion fonctionnant à merveille lors d’un naufrage spectaculaire, de scènes de confrontations tendues avec un tigre sauvage ou d’incursions psychédéliques dans les rêves et l’inconscient.


Meilleur montage



Si le Golden Globe et le César du meilleur film étranger décernés à Argo me paraissent un peu exagérés, il est indéniable que le montage du film est d’une efficacité redoutable et justifie une récompense. Trois séquences en témoignent de la plus belle façon . La première scène du métrage décrit avec un réalisme bluffant la prise de l’ambassade américaine de Téhéran en mêlant habilement images d’archive et reconstitution cinématographique ; la présentation à la presse du scénario du film dont la préparation est une couverture pour le sauvetage  des diplomates américains est plus tard montée en parallèle de plans sur les diplomates en Iran, et le propos kitsch du film de science-fiction se transforme en discours défendant la liberté et la démocratie :  enfin, le suspense au cœur de la séquence d’évasion finale basée sur un montage parallèle complexe entre poursuivants, poursuivis et acteurs cruciaux du plan aux États-Unis, est à couper le souffle.

Meilleure adaptation


Tony Kushner a réussi avec un talent indéniable à rendre limpides toutes les tensions politiques autour et le processus tortueux qui a abouti au passage du 13ème amendement dans Lincoln, mais le prix du cœur revient au scénario de Happiness Therapy. L’écriture tout en finesse du métrage de David O. Russell  permet de dépasser les clichés de la comédie romantique pour mieux mettre en relief les fêlures  de personnages à la recherche d’un équilibre, d’un bonheur qui leur échappe. En dépit d’une intrigue classique, le film se montre souvent inattendu, nous invitant à la découverte progressive de personnages au comportement imprévisible mais finalement proches de nous. A la fois hilarant et touchant, Happiness Therapy est ce que l’Amérique a produit de plus attachant cette année.

Meilleur scénario original



Les récompenses reçues par Quentin Tarantino pour Django Unchained laissent présager d’une deuxième statuette pour le meilleur scénario original 13 ans après Pulp Fiction. Si le dernier film du réalisateur-scénariste est plutôt bon et traversé par des moments de brillance, on y retrouve cependant à mon goût le manque de discipline irritant qui était déjà présent dans Inglorious Bastards : des dialogues tirés jusqu’à l’épuisement, une caractérisation des personnages un peu sommaire et une durée excessive. La première partie de Django Unchained est ainsi d’une très bonne tenue, pour qu’ensuite le film perde progressivement de son énergie et devienne statique lors d’un dîner interminable où Tarantino nous ressort ses mêmes trucs de scénariste (parmi lesquels le placement de la référence culturelle).  La construction du scénario de Django Unchained est donc tout sauf exemplaire, et on préférera récompenser pour une deuxième fois Mark Boal (déjà oscarisé pour Démineurs) pour Zero Dark Thirty. Après la guerre en Irak le journaliste-scénariste a renoué avec la réalisatrice Kathryn Bigelow pour traiter de la traque d’Oussama ben Laden. Organisant avec une maestria impressionnante les étapes de la poursuite de ben Laden, Boal a construit un récit passionnant et terrifiant qui expose sans concession les méthodes contestables de la CIA mais qui s’offre surtout comme une aventure humaine éprouvante, celle d’une femme qui a consacré dix ans de sa vie à la poursuite du chef d’ Al-Qaida. Multipliant les points de vue en suivant les différents acteurs qui gravitent autour de la protagoniste centrale, Zero Dark Thirty est d’une richesse narrative qui force le respect.

Meilleur acteur dans un second rôle




Dans cette catégorie, il convient de saluer les prestations centrales de Christoph Waltz pour Django Unchained et Philip Seymour Hoffman pour The Master. La logorrhée de Waltz en chasseur de prime intellectuel allemand dans le film de Tarantino est certes prétexte à un verbiage de l’auteur devenu remplissage agaçant, mais l’humanisme ambigu du personnage est finalement incarné à merveille par l’acteur qui nous avait fait trembler dans Inglorious Bastards ;  quant à Hoffman, il est remarquable en figure de gourou complexe, tour à tour charismatique et ridicule, et campe le négatif parfait du personnage principal de The Master. Avec Happiness Therapy, Robert De Niro aura pour sa part trouvé un de ses rôles les plus émouvants, celui d’un père à la fragilité dissimulée qui essaie tant bien que mal de garder un lien avec son fils. Mais l’Oscar du meilleur second rôle masculin revient à l’admirable Tommy Lee Jones en sénateur républicain anti-esclavagiste dans Lincoln : si son temps de présence à l’écran représente peut-être un quart du film, ces quelques scènes suffisent pour en faire la figure la plus marquante du film derrière Lincoln.


Meilleure actrice dans un second rôle



Amy Adams et Sally Field ont toutes deux incarné avec une grande justesse des femmes d’hommes de pouvoir : la façon dont Amy Adams en femme du gourou reprend le contrôle sur son mari influencé par la bestialité  et l’immaturité du héros de The Master est stupéfiante, et le mélange de fragilité émotionnelle et de force de caractère de Mary Lincoln trouve sa cohésion dans l’interprétation de Sally Field. Cependant l’Oscar revient à Anne Hathaway dont la performance est extraordinaire d’intensité dans l’intéressant mais inégal Les misérables. L’actrice y interprète la chanson phare de la comédie musicale (« I dreamed a dream ») pour une efficacité maximale obtenue grâce à un choix de mise en scène d’une simplicité confondante : faire surgir l’émotion dans un gros plan sur l’actrice submergée par le cri de désespoir de Fantine.   


Meilleur acteur


Dans cette catégorie, plusieurs écoles s’opposent : d’un côté, la prestation de « showman » ultime de Hugh Jackman dans Les misérables ; de l’autre, les partitions sobres et réalistes de Bradley Cooper et Denzel Washington ; et enfin, les transformations hallucinantes de Daniel Day-Lewis en Lincoln vieillissant et fatigué et de Joaquin Phoenix en individu inquiétant, homme enfant bestial. La statuette revient à Phoenix, tant le personnage qu’il incarne aura été la figure masculine la plus originale et la plus mémorable du cinéma américain cette année. Baladant sa silhouette d’une maigreur inquiétante, Freddie Quell reste un mystère, un personnage dont on ne saura jamais s’il est fou, innocent ou manipulateur. Phoenix lui confère une animalité et une sauvagerie sidérantes, sa présence même étant la source d’une tension palpable. Le visage grimaçant que l’acteur porte comme un masque tout au long de The Master peut être perçu comme un excès, un cas limite du « method acting », mais son pouvoir expressif est incontestable.



Meilleure actrice


De Quvenzahné Wallis à Emmanuelle Riva, toutes deux formidables, l’académie aura eu le mérite de sélectionner un très large spectre générationnel pour cette catégorie. Bien que la réussite de Zero Dark Thirty tienne pour beaucoup à l’interprétation subtile de Jessica Chastain, c’est Jennifer Lawrence qui mérite les honneurs. Il ne s’agit pas ici de couronner uniquement sa performance dans Happiness Therapy, où elle forme avec Bradley Cooper le couple le plus crédible depuis celui formé par Jim Carey et Kate Winslet dans Eternal Sunshine of a Spotless Mind. Il convient surtout de saluer le talent protéiforme d’une actrice surdouée qui parvient à marquer les esprits aussi bien dans les films indépendants que dans les « blockbusters » :  Jennifer Lawrence incarne avec la même force de conviction la jeune fille chef de famille de Winter’s Bone, la mutante métamorphe de X-Men : le commencement et l’héroïne d’action volontariste de Hunger Games.


Meilleur réalisateur



L’omission de Paul Thomas Anderson dans cette catégorie est à mon sens une injustice inexplicable de la part des membres de l’académie. Certes, The Master est un film déroutant, bien plus que son précédent métrage There Will Be Blood qui avait bénéficié des nominations de meilleur film et meilleur réalisateur en 2008. Il n’empêche que le dernier film d’ Anderson représente un aboutissement formel pour le réalisateur et est de loin le film américain le mieux mis en scène de  l’année. Entre les gros plans sur les visages parmi les plus magnifiques qu’il ait été donné de voir au cinéma et des plans séquence d’une beauté et d’une tension extraordinaires (que l’on pense seulement au travelling qui suit la fuite de Freddie en moto dans le désert), The Master est un pur film de mise en scène. Ce favori étant absent, la statuette reviendra au Lincoln de Spielberg qui nous aura comme à son habitude proposé quelques images marquantes (la scène de bataille inaugurale, le rêve de Lincoln ou le parcours lugubre d’un champ de cadavres).

Meilleur film



Au risque de me répéter pour ceux qui lisent régulièrement mes articles, Les bêtes du Sud sauvage a été l’œuvre cinématographique américaine la plus forte de l’année. Le film le moins cher des Oscars (2 millions de dollars) compense cette économie réduite par une énergie de tous les instants et une ambition démesurée. A la fois hymne au courage d’une communauté de marginaux de la société et divertissement spectaculaire, le premier long métrage de Benh Zeitlin est une aventure artistique qui emporte tout sur son passage.

05/01/2013

2012 en 10 films


En ce début 2013 vient le temps du bilan de l’année 2012 et des Top 10 rituels. Si l’exercice a toujours un côté cruel et induit au sacrifice de très bons films (mentions honorables à Le Policier, De Rouille et d’os, Miss Bala, Moonrise Kingdom et Looper) il permet de mettre en évidence la richesse et de la diversité des films sortis cette année. Contrairement à l’année dernière mon cœur ne s’est pas tourné vers Cannes dont les films récompensés ou sélectionnés cette année ne sont pas présents ici (à l’exception notable du film de Benh Zeitlin), mais il y avait largement de quoi se réjouir dans les salles obscures.



10 / Le Hobbit : un voyage inattendu


 
Malgré une concurrence colossale (Avengers, The Dark Knight Rises) , le film de Peter Jackson reste le blockbuster le plus réjouissant de l’année. Il n’est certes pas aussi maîtrisé formellement que les autres prétendants au titre, mais c’est avec un plaisir intact que l’on replonge dans l’univers extraordinaire de richesse de J.R.R. Tolkien. D’une envergure moindre que Le Seigneur des anneaux, Le Hobbit gagne en humanité en se recentrant sur l’aventure intime d’un héros ordinaire, incarné par le formidable Martin Freeman qui est assurément un des meilleurs choix de casting de l’année.



9/ Les adieux à la reine





Le film de Benoît jacquot a beau appartenir au genre très codifié du film historique en costumes, on est frappé par le refus d’académisme de sa mise en scène. Entre la violence esthétique des zooms utilisés et l’utilisation de la caméra portée, le réalisateur crée une atmosphère de tension constante qui correspond à merveille à l’agitation et la panique qui a pu avoir lieu à Versailles alors que la Révolution arrivait à ses portes. Loin de la reconstitution figée, Les adieux à la reine choisit l’intime du récit d’apprentissage d’une servante qui perd peu à peu ses illusions sur une royauté adorée. Le tout est servi par une distribution sans faille avec au premier rang un trio central d’actrices (Seydoux, Kruger, Ledoyen) sublimées par leur metteur en scène.



8/ Take Shelter




Melancholia avait subjugué l’année dernière avec une fin du monde magnifique à échelle cosmique. Le métrage de Jeff Nichols nous en a offert cette année une version plus ambiguë et réaliste avec un thriller psychologique d’une grande tension habité par des visions apocalyptiques tourmentées. Mais plus que ces hallucinations spectaculaires, le final cloîtré et étouffant du film continue de hanter l’imaginaire un an après. Saluons l’interprétation nuancée du troublant Michael Shannon, mais n’oublions pas pour autant la grâce angélique de Jessica Chastain.



7/ The We and the I




Depuis l’éblouissant Eternal Sunshine of a Spotless Mind Michel Gondry n’était jamais parvenu à convaincre entièrement, que ces projets soient trop personnels (La science des rêves), restent de l’ordre du concept (Soyez sympas rembobinez) ou manquent d’originalité (The Green Hornet). Son retour avec The We and the I constitue la plus belle résurrection artistique de l’année. En se confrontant à un groupe de lycéens du Bronx, le réalisateur sort de son cocon esthétique et livre un film dont l’énergie brute n’ a rien à envier au Shadows de John Cassavetes. Portrait d’un groupe de la génération Y accro aux réseaux sociaux et aux « smartphones », le film dépasse ce simple état des lieux documentaire pour proposer une réflexion très juste sur les rapports conflictuels entre identités individuelles et société. La simplicité du dispositif de huis clos mis en place par Gondry permet d’aboutir à une des expériences de spectateur les plus riches de l’année : on trouve d’abord la bande d’adolescents insupportable avant de se laisser gagner par leur fougue et d’être touchés au final par la mise à jour de la détresse qui sous-tendait ce métrage bouillonnant.



6/ Kill List




Passé un peu inaperçu cet été, le film de l’anglais Ben Wheatley est pourtant un des objets cinématographiques les plus intenses et déroutants de l’année. Traversant les genres, Kill list commence comme un drame social à la Ken Loach avant de virer au polar d’abord tarantinesque puis d’une noirceur terrifiante, et de finir dans l’horreur la plus totale. Descente aux enfers progressive jusqu’aux sources du mal, le métrage de Ben Wheatley est une expérience glaçante et éprouvante dont on ne ressort pas indemne, mais son ambition et sa maîtrise formelle en font un moment incontournable de l’année.



5/ I wish- Nos vœux secrets




Un peu ignoré, considéré par la majorité de la critique comme un film mineur comparé à Nobody Knows et Still Walking, la dernière œuvre du japonais Hirokazu Kore-eda est pourtant son film le plus beau et le plus accessible. D’apparence modeste, le métrage au récit dilaté se contente de suivre le quotidien d’un groupe d’enfants  confrontés à l’insuffisance de leurs parents. La grandeur cachée du film tient au regard tendre et profondément humaniste que pose l’auteur sur le monde ; cette générosité prend toute sa mesure dans une brève séquence bouleversante qui exprime la beauté précieuse des petits détails de notre vie de tous les jours. Subtil poème d’amour à la vie, I wish est le « feel-good movie » de l’année.



4/ Bullhead




Comme les grandes tragédies shakespeariennes,  le premier film du belge Michaël R. Roskam combine à merveille trivial et sublime. Avec Kill List il témoigne que le genre du polar a encore de beaux jours devant lui. Son scénario à tiroirs et sa mise en scène sont d’une maîtrise incontestable mais c’est surtout le personnage de cinéma le plus impressionnant de l’année qui a marqué les esprits. Avec le rôle de Jacky, magnifique bête blessée, Matthias Schoenaerts a trouvé l’occasion de livrer une performance physique époustouflante qui fait de lui l’acteur à suivre ; Jacques Audiard ne s’y est pas trompé en le choisissant pour De rouille et d’os.



3/  Into the Abyss




Le documentaire atypique de Werner Herzog émeut dès sa première séquence où sans qu’on s’y attende un intervenant s’effondre en faisant le récit d’une rencontre avec un écureuil sur un terrain de golf. En s’intéressant à une sordide affaire de triple homicide, le réalisateur allemand interroge avec une simplicité confondante l’essence de l’humanité, la fragilité de la vie. Tirés de seulement cinq heures de rushes, les magnifiques entretiens qui composent le métrage dressent un portrait sans concession du Texas en même temps qu’ils esquissent des personnages inoubliables aux histoires qui dépassent souvent la fiction. Car un des mérites, et non des moindres, de ce film passionnant de bout en bout  est de rappeler que le réel est une formidable source de récits.



2/ Les bêtes du Sud sauvage




Le plaisir ressenti à la vision du premier film de l’américain Benh Zeitlin  tient en grande partie à ce qu’il illustre que cinéma indépendant et grandiose ne sont pas antinomiques. Cet hommage aux habitants du Bayou est traversé par un souffle extraordinaire : un combat quotidien pour la survie, perçu à travers les yeux de la fillette Hushpuppy qui est le plus beau personnage féminin de 2012, devient  une allégorie hyperbolique du domaine du conte de fées. En parvenant à canaliser l’énergie folle et débordante au cœur de son grand récit, Zeitlin fait preuve d’une maturité époustouflante qui en fait la révélation de l’année. Généreux et renversant, Les bêtes du Sud sauvage emporte tout sur son passage et laisse le cœur palpitant.



1/ Tabou



Il suffit de quelques notes d’un sublime morceau au piano composé par Joanna Sà pour que l’envoûtement du métrage de Miguel Gomez commence.  D’ailleurs, le film mériterait sa place dans le classement ne serait-ce que par ce qu’il propose la meilleure bande originale de l’année, entre l’immortel « Be my baby » des Ronettes de Phil Spector (qui apparaît à l’occasion de deux scènes bouleversantes) et d’obscures pépites pop 60’s du même acabit. Mais si ce chef d’œuvre instantané figure en tête de liste, c’est qu’il invente le dispositif formel le plus stimulant de l’année dans sa deuxième partie, la plus belle façon de représenter les souvenirs qu’il m’ait jamais été donné de voir au cinéma. A la fois expérimental et limpide, ludique, Tabou est le miracle cinématographique de 2012, un sortilège artistique dont l’emprise dure bien après sa projection.