28/12/2012

The Hobbit vs L' Odyssée de Pi



En cette période de fêtes deux « blockbusters » américains aux budgets colossaux se disputent le haut de l’affiche. D’un côté Le Hobbit : un voyage inattendu de Peter Jackson, premier volet d’une trilogie qui a coûté 500 millions de dollars ; de l’autre L’Odyssée de Pi et ses 120 millions de dollars. Soit pour les deux films un coût d’1 million de dollars la minute, justifié par le désir de faire voyager et rêver le spectateur auquel vient s’ajouter une ambition formelle commune. Si les deux métrages ont chacun leurs mérites, pour laquelle des deux aventures faut-il embarquer en priorité,  compte tenu du prix prohibitif du billet (comptez au moins 10 euros par personne pour une 3D à laquelle vous ne pourrez pas forcément échapper si vous voulez voir le film en version originale) ?



Avec Le Hobbit Peter Jackson retrouve le monde d’ « heroic fantasy » de J.R.R. Tolkien qui avait fait sa renommée avec Le Seigneur des anneaux. Ce retour peut être perçu comme salutaire après la parenthèse d’un King Kong excessif et un Lovely Bones qui a peiné à susciter l’intérêt du public. Si Le Hobbit apporte au premier abord peu de nouveautés par rapport à l’univers exploré largement dans la trilogie précédente (en termes de cinéma), c’est avec un plaisir intact que l’on se lance dans un voyage  qui nous mène de la Comté tranquille des Hobbits  à des mines infestées d’Orques. Peter Jackson a fait appel à la même équipe que celle du Seigneur des anneaux pour la direction artistique du film, ce qui crée un esprit de cohérence remarquable entre les deux trilogies : les décors et les costumes sont tout simplement somptueux. Toutefois, et ce même si les effets spéciaux ont gagné de réalisme par rapport à la première trilogie, l’aspect composite du film pris entre acteurs de chair et de sang et créatures en images de synthèse n’est pas toujours convaincant : si Gollum reste aussi impressionnant visuellement, les séquences d’action manquent un peu d’élégance dans une esthétique trop proche du jeu vidéo. 



Comme pour Peter Jackson avec Le Hobbit, L’Odyssée de Pi est l’occasion pour Ang Lee (Tigre et dragon, Le secret de Brokeback Mountain) de revenir au premier plan après un Hotel Woodstock passé plutôt inaperçu. Adaptation d’un best-seller du canadien Yann Martel, le film est le récit fantasmagorique par le héros éponyme de son passage périlleux de l’Inde à l’ Amérique. D’une grâce visuelle constante, le métrage d’ Ang Lee montre bien ce que Le Hobbit pouvait avoir d’un peu brouillon malgré certaines qualités esthétiques incontestables. Le réalisateur construit une série de tableaux tous plus splendides les uns les autres : une scène de naufrage époustouflante ou le plan d’un canot perdu dans une nuit étoilée sont parmi les  plus belles visions qui auront été offertes aux spectateurs cette année.



Et la 3D me direz-vous ? Elle est utilisée au mieux dans L’Odyssée de Pi. Ang Lee joue de façon efficace avec la profondeur de champ, donne une impression de superposition de couches d’images qui correspond à merveille à l’atmosphère de récit extraordinaire du film et à des séquences psychédéliques entre rêves et hallucinations. Le réalisateur sait d’autre part jouer avec talent d’effets d’immersion, dans le cadre d’une scène de tempête ou d’affrontements avec des animaux sauvages qui gagnent en réalisme. 

La 3D reste par contre très discrète dans le Hobbit, apportant finalement assez peu au film, la révolution technique centrale du film semblant plutôt être celle des 48 images par seconde. Déstabilisant durant les premières minutes, ce procédé dévoile tout son potentiel dans les nombreuses scènes peu éclairées (nuit autour de feux de camp, cavernes) où la fluidité accrue des images donne une impression de netteté saisissante. Malgré les nombreux avis contraires lus dans la presse, j’ai ressenti pour ma part que les 48 images par seconde constituent un gain de confort substantiel pour vivre l’expérience 3D.  



Alors, quel verdict entre le film de Peter Jackson et celui d’Ang Lee ? Malgré une supériorité esthétique évidente de L’Odyssée de Pi plus maîtrisé, l’avantage (léger) est au Hobbit, dont le récit est finalement plus prenant. Le film d’Ang Lee est efficace dans sa première partie où il pose un univers fabuleux riche d’une multitude de récits, mais l’isolement du héros durant la deuxième partie évacue cette richesse de possibles en optant pour une aventure existentielle moins convaincante. Le métrage aspire à une réflexion sur la nature de la narration, mais s’avère un peu faible sur le thème, versant finalement dans un sentimentalisme souligné à grand renfort de larmes qui a du mal à émouvoir. 

Le Hobbit affiche moins ses ambitions mais met en scène des personnages plus attachants, servis par un casting idéal : Martin Freeman s’impose avant tout comme une évidence en Bilbo proche de nous, pris entre son désir de confort et ses rêves d’aventure ; retrouver Ian Mckellen en Gandalf est un vrai bonheur et Richard Armitage confère au roi déchu Thorin le charisme nécessaire. La richesse des cultures et récits inventés par le linguiste Tolkien constitue une source d’émerveillement constant, à laquelle  Peter Jackson rend justice à travers ses fresques grandioses. A ceux qui trouvent que le développement de Bilbo le Hobbit en trois films est exagéré, je répondrai qu’à l’issue de la projection de son premier volet j’aurais été prêt  à suivre les pérégrinations de Bilbo, Gandalf et leur compagnie de nains pour encore bien plus que 6 heures.

Le Hobbit : 4 / 5
L' Odyssée de Pi : 3,5 / 5
 

11/12/2012

Les bêtes du Sud sauvage : un hymne vibrant à la Louisiane


5 / 5

Vers le milieu des Bêtes du Sud sauvage, un père fait à sa fille le récit de la confrontation de sa mère absente avec un alligator. L’ambiance aux frontières du conte fantastique n’est pas sans rappeler l’ouverture de Tabou où un explorateur allait à la rencontre d’un crocodile. La comparaison n’est pas innocente : au cœur des films de Miguel Gomes et Benh Zeitlin, au-delà de leur différence esthétique, on trouve le même appel stimulant à l’aventure pour revitaliser un cinéma indépendant trop souvent monotone. Dans les deux cas le résultat est un cinéma miraculeux, à la fois libre et ambitieux.


Tabou et Les bêtes du Sud sauvage trouvent la source de leur énergie dans des espaces géographiques peu exploités par le cinéma d’auteur : l’Afrique coloniale pour le premier, la Louisiane pour le second. Mais tandis que Gomes évoquait un temps d’innocence révolue qui hantait le Portugal contemporain, Zeitlin s’intéresse au combat quotidien mené par les habitants du Bayou confrontés sans cesse aux tempêtes et inondations. Tout en gardant l’esprit d’un cinéma américain indépendant dédié aux marginaux, le réalisateur trouve un terrain nouveau en décrivant une réalité absente des grands écrans jusque-là. Et c’est à une véritable immersion dans une communauté louisianaise que Zeitlin, habitant de la Nouvelle Orléans, nous convie. 

Mais plus loin qu’une simple description réaliste, le réalisateur propose un récit transcendant. Les bêtes du Sud sauvage, dans la droite lignée esthétique du fabuleux court-métrage Glory at sea qui l’a précédé (à voir d’urgence sur le site http://www.court13.com) est un hymne poignant à l’esprit combatif d’un groupe de laissés-pour-compte. Pour retranscrire au mieux l’aventure d’une communauté qui doit faire face à un cataclisme, l’excellente idée du film est de choisir le point de vue d’une fillette de 6 ans. A travers sa voix off, Hushpuppy (Quvenzhané Wallis, tout simplement époustouflante) guide le spectateur à travers un monde tour à tour merveilleux et terrifiant. L’intensité du film a quelque chose du vécu de l’enfance, qui nous emporte dès un pré-générique à couper le souffle : à partir d’un réveil paisible et solitaire au milieu des animaux, le point de vue s’élargit à une communauté dont l’énergie explose dans le feu d’artifice visuel et sonore d’une fête nocturne. Le tout est accompagné d’une musique euphorique et grandiose composée par Dan Romer et le réalisateur.   



Œuvre lyrique et foisonnante, Les bêtes du Sud sauvage a une dimension épique. Le métrage décrit ainsi le périple biblique d’un groupe de survivants au déluge à la recherche d’un foyer ; il offre des visions fantastiques de terribles animaux préhistoriques ou de paysages déserts jonchés de cadavres ; un bar à filles y évoque un îlot peuplé de sirènes protectrices. Mais c’est finalement dans ses personnages d’exilés que se situe la force incontestable du film de Zeitlin : même esquissés, réduits à quelques gestes, les membres de la communauté du Bayou sont criants de vérité, irradient d’une humanité qui nous donnerait envie de plus en savoir sur eux. Et le métrage est surtout le magnifique récit initiatique vécu et raconté par Hushpuppy, qui aboutit à un final bouleversant de beauté, émouvant jusqu’aux larmes. Malgré le jeune âge de Benh Zeitlin (à peine 30 ans), ne nous y trompons pas : Les bêtes du Sud sauvage est un coup de maître.

En bref : un grand film à ne pas manquer

04/12/2012

Tabou : une merveille envoûtante


5 / 5

En cette fin 2012 un constat semble malheureusement s’imposer, celui qu’aucun film d’auteur de l’envergure de Tree of Life, Melancholia ou Il était une fois en Anatolie n’aura illuminé les salles obscures cette année. Il y avait bien la promesse de l’insolite Holy Motors de Leos Carax mais le métrage, bien que traversé de quelques fulgurances  artistiques, est trop inégal et morcelé pour être réellement convaincant. Alors on entre sans vraiment y croire dans la salle de cinéma pour assister à la projection de Tabou du portugais Miguel Gomes, récompensé à la Berlinale 2012 et à l’édition Paris Cinéma 2012. Et là le miracle s’accomplit, le cinéphile désabusé peut retrouver foi dans le septième art contemporain. Aux amoureux intrépides du cinéma je conseille d’interrompre ici la lecture de cet article, de façon à ne pas vous gâcher le plaisir intense de la découverte qui a été le mien. Il ne faudrait rien dire ni savoir de certains films magiques comme celui-ci, mais se laisser porter par eux, jusqu’aux rivages les plus inattendus. 


En prologue Tabou conte le destin d’un explorateur portugais en Afrique au début du siècle, parti suite au décès de sa femme. Le bref récit a le charme dépaysant d’ une aventure exotique teintée de fantastique, mais est surtout emprunt d’une atmosphère mélancolique et nostalgique. La narration en voix off ravive des souvenirs littéraires de Rudyard Kipling ou Joseph Conrad, tandis que le thème musical magnifique de simplicité joué par un piano, le noir et blanc et la quasi-absence de dialogues évoque l’esthétique du cinéma muet. Sommes nous pour autant devant un cas de cinéma qui mime le passé avec brio sans jamais s’en détacher, un The Artist version 2012 ? Si le début de Tabou peut laisser cette première impression, la suite du film la contredit vite.

Le quotidien du Lisbonne contemporain succède en effet à l’ouverture romanesque. Durant une semaine autour du jour de l’an le spectateur suit Pilar, une retraitée qui occupe ses journées entre les bonnes causes, les rencontres avec  un ami qui la courtise et sa voisine acariâtre qui se plaint continuellement de son aide ménagère. Cette partie est sans doute la plus conventionnelle du métrage, dans un registre intimiste habituel au cinéma d’auteur. L’impression de déjà-vu est cependant compensée par  la sobriété délicate avec laquelle Gomes traite de la solitude touchante de ses personnages vieillissants, incarnés par une distribution impeccable. Et à travers la monotonie du quotidien et la grisaille du noir et blanc point l’extraordinaire : un voile de mystère entoure la voisine de Pilar hantée par un lourd passé et son aide-ménagère capverdienne, soupçonnée d’occultisme. Un autre monde sous-tend ce présent, dans lequel on entre de plein pied avec un sésame emprunté à Out of Africa : « Elle avait une ferme au pied du mont Tabou ».


Dès lors place aux passions et au romantisme dignes des plus grands mélodrames du cinéma américain, dans l’Afrique coloniale des années 60 aux paysages sauvages et magnifiques. Le souffle romanesque qui traverse la deuxième partie de Tabou est une première source de plaisir qui tient au fait que le film s’aventure alors sur un terrain ambitieux qui n’est que trop rarement celui du cinéma d’art et essais. Le métrage fait rêver son spectateur, le fait s’évader de façon magnifique. La capacité de divertissement de Tabou, absente de trop nombreux films d’auteur qui lui préfèrent un sérieux pesant, illustre bien les propos tenus par Gomes dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma de ce mois-ci : un film « n’existe que par le désir du spectateur ».

Cependant la force de la seconde partie de Tabou réside moins dans son récit efficace mais classique d’amants maudits que dans le prisme narratif par lequel il est raconté. Le réalisateur trouve ici une des plus belles façons d’évoquer les souvenirs jamais vues au cinéma. Le noir et blanc en 16 mm alors que le reste du film est en 35 mm effectue un contraste esthétique évident, mais le plus important se joue au niveau de la bande sonore. Gomes fait en effet le choix de supprimer les dialogues au son. Nous guidant à travers les souvenirs, il ne reste que la voix d’un homme âgé qui raconte sa jeunesse passionnée ; s’établit alors un jeu entre la voix off et les images, auquel le spectateur est convié par un exercice d’anticipation et de déduction d’abord déroutant puis réjouissant. Tabou fait donc appel à l’imagination du spectateur de façon ludique, mais le procédé traduit surtout avec une grande justesse le souvenir d’une expérience sensorielle : la mémoire du narrateur ne retient que les bruits d’ambiance et les chansons mélancoliques car plus que les mots, ce sont des impressions qui restent après le passage du temps. 


Que reste-t-il pour moi trois mois après la vision de Tabou ? Le souvenir d’ images et séquences parmi les plus belles de l’année et une sensation de contentement extatique rarement éprouvée au cinéma cette année ; le désir d’aller revoir le film dès ce mercredi.

En bref : un chef d’œuvre instantané à voir  et à revoir.


26/11/2012

Into the Abyss : mort et vie au Texas


 4,5 / 5

Into the Abyss trouve son origine dans la série documentaire On Death Row réalisée par Werner Herzog pour la chaîne Investigation Discovery. Dans le cadre de ce projet, le cinéaste est allé à la rencontre de condamnés à mort qui attendent leur exécution aux Etats-Unis. Dans la rencontre de Michael Perry et Jason Burkett, condamnés pour un triple homicide lié à un vol de voiture à Conroe au Texas, Herzog a trouvé une matière qui allait bien au-delà du format épisodique de 45 minutes. Le long métrage qui en résulte est d’une intensité et d’une richesse qui en font l’un des films les plus captivants de l’année.



Au titre du film de Herzog s’ajoute le sous-titre « Un récit de mort, un récit de vie ». Et c’est bien de cela dont il est question dans la forme : plus qu’un film dossier, le réalisateur organise une série de récits, de témoignages faits par des intervenants plus ou moins liés au sort de Perry ou Buckett. Ainsi dans le prologue Herzog s’entretient avec un aumônier chargé d’accompagner les condamnés à mort dans leurs derniers instants. Alors que l’intervenant commence à raconter sa rencontre avec deux écureuils sur un ton léger, une rupture de ton soudaine s’opère dans un moment d’autant plus bouleversant qu’il est inattendu. Submergé par l’émotion et les larmes, l’aumônier interrompt son récit qui se livre alors comme la parabole d’un droit à la vie, manifeste éclatant contre la peine de mort. La finesse d’Herzog, intervieweur et donc metteur en scène, est de savoir faire surgir de tels débordements émotionnels où semble être livrée une vérité transcendante, en prenant aussi bien le spectateur que la personne interviewée par surprise.

En contraste avec ce mouvement d’élévation transcendante, Into the Abyss porte aussi bien son titre, opérant une plongée dans l’horreur d’un fait divers qui est donné brutalement à voir par le biais des archives de la police locale : les traces de sang et le cadavre trouvé sur un sentier de forêt sont les signes d’une cruauté bien réelle. Toute la première partie du film est glaçante, alternant les éléments de l’enquête et les témoignages des deux coupables d’une sérénité dérangeante. Mais alors que la narration se développe et prend une ampleur de plus en plus importante en élargissant le champ des intervenants, Herzog dévoile peu à peu ce qui se cache derrière l’abîme contemplé par le documentaire : l’absurdité du néant. 


L’irréalisme est à son sommet dans le récit halluciné d’un habitant de Conroe qui prétend avoir un tournevis logé dans son corps depuis une altercation lors d’une nuit d’ébriété. Mais les faits de l’affaire Perry-Burkett d’abord réalistes prennent aussi des proportions démesurées alors que les deux suspects sont pris dans une fusillade musclée à la hauteur des films d’action les plus rocambolesques, ou que l’on découvre que tous les membres de la famille de Burkett sont en prison. Herzog fait le portrait accablant de laissés pour compte de l’Amérique pris dans un cycle de violence implacable dont ils ne sauraient s’échapper. Les destins décrits relèvent d’une tragédie nihiliste moderne dans laquelle il serait impossible de trouver un sens. Même l’aumônier qui croit en un dieu de bonté et pardon peine à réconcilier sa foi avec les exécutions qui font partie de son quotidien. 

D’où vient alors qu’ Into the Abyss soit une objet cinématographique stimulant et jamais pesant, malgré la gravité de son sujet et la vision pessimiste du monde qui nous est donnée ? En premier lieu, Herzog crée à travers les larmes versées par les différents intervenants une expérience cathartique à laquelle il invite le spectateur : faire face à la mort et à la douleur qu’elle engendre est finalement bien plus salutaire que l’indifférence. Ensuite, la belle humilité du réalisateur qui ne se positionne jamais en juge lui permet de dresser une série de portraits d’individus inoubliables. Si comme Herzog nous n’avons « pas nécessairement à [tous les] aimer », force est de constater qu’ils sont tous profondément humains, jusque dans leurs travers et leur folie.


Enfin, malgré l’omniprésence de la mort, l’auteur livre dans la dernière partie du film un message d’espoir en décrivant différents trajets vers la vie. A travers le rétablissement progressif d’une femme qui a du vivre un double deuil, la prise de conscience d’un chargé d’exécutions ou le passage en contrebande singulier d’une vie hors de la prison, Herzog offre le deuxième récit promis par le sous-titre du film ; et trouve ainsi la parfaite façon de conclure un métrage qui touche à l’essence de notre fragile existence.

En bref : à ne pas manquer. 

04/11/2012

Quelques raisons pour (re)voir 'Les enfants du paradis'


Les enfants du paradis :  5 / 5

Difficile de ne pas entendre parler des Enfants du paradis pour les cinéphiles en ce début d’automne. Entre sa « remasterisation » pour sa sortie Blu-Ray, sa reprise sur grand écran, l’exposition qui lui est consacrée à la cinémathèque française et sa diffusion sur Arte cette semaine, le film de Marcel Carné  est au cœur de l’actualité cinématographique. Le moment est donc venu de revenir sur cette œuvre en répondant à cette question : pourquoi toute personne s’intéressant un tant soit peu au cinéma et à son histoire se doit de l’avoir vu ?




Premier film français sorti à la Libération le 15 mars 1945, Les Enfants du paradis est monumental par sa durée (3 heures découpées en deux époques) et les moyens mis en œuvre pour sa fabrication : le boulevard du Temple des alentours de 1830 a ainsi été reconstitué dans des studios à Nice avec pas moins de 2000 figurants. D’abord pensé comme un représentant de la vitalité du cinéma français durant son tournage pendant l’Occupation début 1943, le métrage est aussi une réponse à Autant en emporte le vent sorti en 1939. Au produit colossal de Hollywood qui connaît un succès retentissant, l’œuvre de Marcel Carné est la représentante prestigieuse d’un cinéma de « qualité française », ancré dans la culture nationale. 

Film d’époque, Les Enfants du paradis plonge le spectateur dans le Paris de la première moitié du 19ème siècle et choisit pour protagonistes trois figures marquantes de la période : le mime Baptiste Debureau, le comédien Frédérick Lemaître et le poète et criminel Pierre François Lacenaire. L’intrigue réunit ces personnages réels pour les faire graviter autour d’une femme de fiction objet de tous les désirs, Garance. Plus qu’une reconstitution fidèle de faits divers qui ont pu défrayé la chronique de l’époque (les procès de Debureau et Lacenaire qui devaient faire l’objet d’une troisième époque seront finalement mis de côté), Jacques Prévert propose à partir de ce canevas une réflexion riche sur l’amour et l’art.


Il y a un aspect spectaculaire indéniable dans les décors du film et ses mouvements de caméra sophistiqués, et on prend plaisir à suivre une multitude de récits qui évoque l’aspect feuilletonesque des œuvres littéraires de l’époque (Les mystères de Paris d’Eugène Sue ou « La comédie humaine » de Balzac). Mais Les enfants du paradis ne joue pas sur une rencontre de l’intrigue avec l’ Histoire telle qu’elle peut se produire dans Autant en emporte le vent, et les pistes romanesques aboutissent rarement à des scènes de grand spectacle classiques : lorsqu’un duel ou un assassinat a lieu, il est coupé par une ellipse ou se déroule hors champ. L’essence du scénario de Prévert se trouve plutôt dans l’étude intimiste de personnages et de leurs passions qui aboutit à un romantisme envoûtant, proche du rêve. Mais encore davantage l’intérêt réside dans des dialogues où Prévert multiplie les aphorismes, déployant un langage poétique d’une beauté rarement égalée au cinéma. 

Les dialogues exceptionnels écrits par Prévert demandaient des acteurs à la hauteur du texte. Les interprètes des Enfants du paradis sont excellents à l’unisson. En Lemaître cabot et grandiose, Pierre Brasseur fait des merveilles dans le registre comique ; Marcel Herrand fascine quant à lui en Lacenaire tout en douceur menaçante ; Arletty donne la pleine mesure de son talent et de son charme naturel dans le rôle de Garance, admirable de légèreté dans la première partie avant de devenir une ombre mélancolique dans la seconde. 


Et puis il y a Jean-Louis Barrault, dont la performance dans le rôle du mime Debureau est prodigieuse. C’est lui qui a été l’origine du projet du film, désirant incarner celui qui avait fait sensation en reprenant le personnage de Pierrot au théâtre. Dans les reconstitutions des pantomimes de Debureau, Les enfants du paradis touche au sublime, combinant la précision des gestes et expressions de Barrault et la musique pathétique composée par Joseph Kosma. Rien que pour ces scènes et son final époustouflant de réalisme où les personnages sont pris dans le chaos d’un carnaval, le film de Marcel Carné mérite sa place au panthéon du 7ème art. Exemple d’un cinéma à la fois populaire et ambitieux artistiquement, Les enfants du paradis est un film d’artisans, de poètes et de rêveurs ; un chef d’œuvre immortel.

En bref : incontournable

21/10/2012

Amour : une histoire bouleversante, mais les limites de l'esthétique de Haneke

3,5 / 5

Grâce à Amour, Michael Haneke a remporté une deuxième Palme d'or au dernier festival de Cannes, 3 ans seulement après sa première pour Le Ruban blanc. Ces deux récompenses à Cannes semblent relever d'un état de grâce festivalier pour le cinéaste qui n'est pas sans précédent, puisque Francis Ford Coppolla dans les années 70 et Bille August ans les années 80 et 90 avaient eux aussi été deux fois palmés à quelques années d'écart. Dans le cas de Haneke, cette double reconnaissance peut être justifiée par les choix esthétiques et narratifs bien différents du Ruban blanc et d'Amour : sophistication du noir et blanc et chronique d'époque pour le premier, sobriété et huis clos intimiste pour le second.


Le principe d'enfermement progressif à l'œuvre tout au long d' Amour est annoncé dès son plan séquence introductif : des policiers défoncent la porte d'entrée d'un appartement et après avoir pénétré dans une salle scellée découvrent le cadavre d'une femme alitée (Emmanuelle Riva). Le plan suivant nous ramène en arrière alors que la femme, accompagnée de son mari (Jean-Louis Trintignant) attend le début d'un concert. Perdu dans une foule filmée en plan d'ensemble, le couple d'octogénaires ne nous est pas immédiatement présenté dans son intimité, mais l'îlot qu'ils forment à deux est le prélude à leur détachement du monde alentours. Une fois de retour dans leur appartement, Anne et Georges ne le quitteront plus : le lendemain matin, Anne a soudainement une absence et après un séjour à l'hôpital fait promettre à son mari de ne plus la laisser partir. Le décor foyer du couple prend bientôt des allures de chambre funéraire dans une série de plans de nuit où ne restent que le vide et le silence. 

 
La lente trajectoire vers la mort décrite par Amour demandait de trouver le ton juste. Fidèle à l'esthétique qui caractérise l'ensemble de son œuvre (de Funny Games à La pianiste et Caché), Haneke refuse la facilité du pathos mélodramatique et opte pour une mise en scène distanciée et minimaliste : ce choix, d'abord idéal, s'avère au final malheureusement à double tranchant.

La description du quotidien d'un couple vieillissant bousculé par la maladie est exemplaire de délicatesse dans la première heure du film. La double présence physique de Trintignant et Riva suffit à elle seule à créer l'émotion. Les gestes qu'ont les deux acteurs l'un envers l'autre disent une tendresse et une douceur touchantes, notamment lors de de deux scènes où Georges soulève le corps d'Anne paralysée : leurs deux corps enlacés semblent alors pris dans une danse lente qui dit de la plus belle façon l'amour entre eux. Le récit par Georges d'un enterrement ou le parcours d'un album de photos par Anne touchent de la même façon, par la retenue poignante avec laquelle elles préparent l'arrivée d'une mort inéluctable.



Mais alors que le personnage d'Emmanuelle Riva devient de plus en plus diminué, jusqu'à ne plus pouvoir s'exprimer que par des cris de douleur, le spectateur enfermé dans l'appartement est obligé de partager le calvaire interminable vécu par le couple. Haneke a certes le courage de traiter sans détour de la douleur qui peut précéder la mort et du supplice de voir souffrir l'être aimé. Mais le spectacle de ces moments difficiles qui confinent parfois à la cruauté (comme une gifle donnée par désespoir) devient pénible pour le spectateur, d'autant plus que la mise en scène austère du réalisateur n'offre aucune échappatoire. Certes Amour offre toujours son lot de scènes réussies, au premier rang desquelles la scène de la mort d'Anne qui passe admirablement de l'apaisement à la violence. Mais le métrage peine à retrouver dans ce deuxième temps l'émotion qui faisait le prix de ses débuts.


Amour est donc un film fort mais laisse une impression mitigée, la mise en scène distanciée de Haneke posant finalement problème. Le métrage n'est pas non plus exempt de longueurs : l'irruption d'une scène de rêve n'est pas vraiment convaincante, les multiples visites d'Isabelle Huppert au bord de la caricature sont un peu redondantes. Restent les prestations extraordinaires de Trintignant et Riva qui à eux seuls méritent le déplacement ; Moretti a vu juste en leur demandant de monter sur scène avec Haneke pour leur remettre la palme d'or.

En bref : à voir absolument pour son couple d'acteurs, mais un film éprouvant.

16/10/2012

Ted : des passages hilarants mais un scénario trop prévisible

Ted : 3 / 5

Créateur-auteur-acteur prolifique à la tête des séries animées Les Griffin, American Dad ! et The Cleveland Show, Seth MacFarlane se lance avec Ted dans le long-métrage en prises de vue réelles. Les recettes impressionnantes enregistrées par le film aux États-Unis (malgré son interdiction aux moins de 16 ans) ne sont pas vraiment surprenantes tant son réalisateur-scénariste y reprend les ingrédients qui ont fait le succès de ses œuvres pour la télévision. L'angle choisi par MacFarlane est celui d'un léger décalage avec le réel qui permet la satire décomplexée ; Ted, l'ours en peluche qui prend vie, succède en quelque sorte à Brian, le chien anthropomorphique des Griffin, ou à Roger, l'extraterrestre qui vit caché parmi la famille d' American Dad !


Ted s'ouvre comme un conte de Noël. John est un enfant seul qui a du mal à se faire des amis et fait le vœu que sa peluche prenne vie. Le miracle se produit et le rêve de milliers d'enfants se réalise pour notre jeune héros. On n'est pas loin de l'innocence Disney, si ce n'est quelques anomalies : Noël est ainsi l'occasion de frapper à plusieurs un camarade juif et le jouet animé est d'abord associé à l'œuvre de Satan par les parents de John terrifiés. La fin du pré-générique annonce le ton qui sera celui de la suite du métrage. Après l'émerveillement initial, Ted ne suscite finalement que l'indifférence générale, tout comme « Frankie Muniz ou Justin Bieber ». Une vingtaine d'années plus tard, John (Mark Wahlberg) cohabite toujours avec son ours en peluche devenu vulgaire et feignant (Macfarlane en version originale, JoeyStarr pour la version française), au grand dam de la compagne de John (Mila Kunis). Dès lors, le film s'inscrit dans un registre de comédie combinant amitié et relations amoureuses, dans la lignée des productions Judd Apatow ou de Very Bad Trip.

La puissance comique de Ted tient à un sens de l'absurde et du détournement, en poussant jusqu'au bout l'irrévérence de son protagoniste éponyme. Comme John, Ted est sommé de passer à l'âge adulte, en trouvant notamment un travail qui lui permettra de s'assumer seul : la façon dont le personnage refuse de se conformer aux règles et les réactions de son employeur font l'objet de quelques scènes hilarantes. Marginal par sa nature, Ted n'a aucune limite et porte une énergie comique féroce et chaotique. Au sommet du principe de destruction jouissif du métrage, on a droit à une fête délirante où sont conviées deux « guest stars » de choix et à un face-à-face épique dans une chambre d'hôtel.


Ces éruptions délirantes réussies permettent à Ted de remplir sa mission de divertissement efficace, mais l'ensemble est malheureusement un peu en deçà des promesses de l'originalité du concept de départ. Le récit du film est de fait assez conventionnel et attendu, jusqu'à tomber dans le cliché d'une course-poursuite inutile et d'une fin trop formatée. Malgré son casting d'acteurs sympathiques (Wahlberg, Kunis mais aussi Joel McHale de la formidable série Community), le métrage peine à vraiment toucher à cause de personnages qui manquent de véritable profondeur. On préférera aux protagonistes réalistes un peu fades qui s'agitent autour de Ted ceux haut en couleur des séries de Macfarlane, qui gagnent en épaisseur d'épisode en épisode.

En bref : une petite déception mais un divertissement efficace malgré tout.

01/10/2012

Vous n'avez encore rien vu : une expérience artistique enthousiasmante pour initiés.

Vous n'avez encore rien vu : 3,5 / 5


On a beaucoup parlé à la sortie des Herbes Folles, le précédent film d'Alain Resnais, de la jeunesse artistique du réalisateur malgré son grand âge. J'avais pour ma part trouvé le film ennuyeux et finalement assez vieillot, s'essoufflant à courir après un surréalisme dépassé. Autant dire que je n'attendais rien de Vous n'avez encore rien vu. A l'arrivée, ce dernier métrage me réconcilie pourtant avec le cinéma de Resnais.


L'annonce du titre peut paraître un peu présomptueuse de la part d'un auteur qui officie depuis plus d'un demi-siècle. Que reste-t-il à Resnais à explorer et à nous montrer après une carrière aussi riche et diversifiée ? C'est tout à l'honneur du nonagénaire d'utiliser un dispositif auquel il n'avait jamais eu recours jusque-là, en faisant jouer à un groupe d'acteurs (habitués de son cinéma pour beaucoup) leur propre rôle. Sabine Azéma, Pierre Arditi, Lambert Wilson, Anne Consigny et compagnie sont donc invités à une réception organisée par un auteur dramatique récemment décédé (Denis Podalydès, seul avec son serviteur à ne pas jouer son propre rôle). Les comédiens assistent alors à la captation d'une représentation de sa pièce « Eurydice » : d'abord passifs, ils se mettent peu à peu à rejouer en « playback » les rôles de la pièce qu'ils ont un jour tenus.

Fort de ce dispositif complexe, Vous n'avez encore rien vu se déroule dans un espace trouble, entre fiction et réel, entre rêve et réalité. Malgré la place centrale de Eurydice de Jean Anouilh, associer le film de Resnais à du théâtre filmé serait bien trop simpliste. Difficile de rentrer cet objet filmique d'une grande liberté dans une catégorie fixe, ce qui ne manquera pas de dérouter le spectateur non averti. Les moins réceptifs aux expérimentations de Resnais se consoleront avec la distribution impressionnante du film qui constitue une source de plaisir considérable, d'autant que tous donnent le sentiment de s'en donner à cœur joie. Un des principes ludiques du film réside dans la comparaison entre les différentes interprétations de Eurydice, avec les deux couples Lambert Wilson / Anne Consigny et Pierre Arditi / Sabine Azéma dans les rôles d'Orphée et Eurydice.



Inventif et imprévisible, Vous n'avez encore rien vu jongle avec bonheur entre ses différents niveaux de mise en abyme, avec une mise en scène bicéphale (Bruno Podalydès s'étant chargé de la représentation dont les invités prestigieux sont spectateurs). Mais c'est aussi une réflexion sur les liens profonds entre l'art et la mort. Le choix d'Eurydice d' Annouilh se justifie alors, tant Resnais illustre au fond l'idée évoquée dans la pièce que l'emprunte des amants d'un jour reste toujours en nous, appliquée au théâtre. Si les comédiens se mettent finalement à rejouer la pièce comme malgré eux, c'est qu'ils sont possédés par les rôles qu'ils ont interprété dans leur passé. L'utilisation des décors numériques par Resnais dans lesquels les personnages semblent flotter, choquante au premier abord par son manque de réalisme, confère aux acteurs un caractère spectral qui correspond finalement parfaitement au propos de Resnais.

La mort est donc une invitée centrale de Vous n'avez encore rien vu, mais il est remarquable que le film n'en revêt pas un aspect morbide pour autant. Bien que le réalisateur de 90 ans pose la question de ce qu'il reste une fois la fin venue (celle de la vie comme d'une représentation de théâtre), sa réponse tient plus de la résurrection que de l'éloge funèbre. Cette résurrection prend la forme d'une relecture globale par Resnais de son œuvre passée, qu'il fait revivre sous de nouvelles formes. Ainsi les plans sur les spectateurs / acteurs immobiles évoquent les personnages figés de L'année dernière à Marienbad ; l'atmosphère du château où sont réunis les invités n'est pas sans évoquer La vie est un roman et les décors numériques changeants rappellent la géographie variable de ceux de Providence ; les scènes et répliques jouées plusieurs fois renvoient au jeu de répétitions et variations au cœur de Smoking / No smoking etc... Le repérage des auto-citations innombrables constitue alors un jeu de piste passionnant pour les connaisseurs de l'œuvre du cinéaste.


Atypique et finalement très personnel, Vous n'avez encore rien vu a peu de chances de faire gagner à Alain Resnais de nouveaux adeptes et épuisera la patience de beaucoup. Malgré cette réserve, la façon dont le réalisateur explore son passé artistique tout en proposant de nouvelles voies esthétiques force l'admiration et aboutit à mes yeux à son film le plus réjouissant depuis On connaît la chanson.

En résumé : à voir à condition de bien connaître le cinéma d'Alain Resnais.

18/09/2012

"Cherchez Hortense" : Bacri au sommet dans une comédie sophistiquée et réjouissante

Cherchez Hortense : 4 / 5

Après le retour très agréable d'Agnès Jaoui actrice dans Du vent dans mes mollets, c'est au tour de l'homme du couple de dramaturges - scénaristes à succès des années 90 d'être à l'honneur dans Cherchez Hortense. Mais malgré le plaisir de retrouver un acteur à la personnalité aussi marquée que Jean-Pierre Bacri, l'argument du film de Pascal Bonitzer est loin d'être alléchant : soit les déboires d'un énième quinquagénaire « bobo » indécis. La première scène, avec Kristin Scott Thomas en metteur en scène de théâtre, fait craindre un cinéma intellectuel parisien un peu snob. Fort heureusement ces premières réserves sont vite balayées, alors que se dévoile une comédie intelligente et ludique.


Avec Cherchez Hortense, Bonitzer choisit une dimension sociale prononcée inédite jusque-là dans son cinéma. Damien Hauer (Bacri), pressé par sa femme (Scott Thomas), doit demander à un père conseiller d'état intimidant (Claude Rich, magistral) d'intercéder pour une sans-papier serbe afin de régulariser sa situation. Cet enjeu dramatique fort posé, le film n'a de cesse de prendre des détours liés à autant de personnages qui peuplent le quotidien de Damien, de son fils adolescent à une femme qui semble en difficulté (Isabelle Carré) en passant par un collègue dépressif (Jackie Berroyer). Damien ne sait plus où donner de la tête, et la façon dont il se débat avec ses problèmes ordinaires revêt bientôt un caractère comique pour le plus grand plaisir du spectateur. 
 
Souvent surprenant, Cherchez Hortense joue de décalages efficaces, tel qu'un beau-frère et sa compagne invités mais un peu envahissants, un chauffeur de taxi inexpérimenté ou un passage secret emprunté pour une discussion privée. Le tout culmine dans le jeu de l'intrigue autour d'un serveur de restaurant japonais au ton doucereux dans des scènes hilarantes. L'humour qui s'y déploie trouve sa force dans les non-dits, alors que Damien les comble avec son imagination angoissée et se livre au même exercice que le spectateur tout au long du métrage. Le titre du film s'offre en fait comme une énigme à déchiffrer, le scénariste-réalisateur multipliant les zones d'ombre (des fondus au noir sont régulièrement utilisés) afin de mieux jouer avec notre compréhension et nos attentes, de nous manipuler par le biais de la mise en scène ou de la rétention d'information. C'est tout à l'honneur de Bonitzer de nous offrir un jeu de pistes passionnant où l'ambiguïté des scènes et des motivations des protagonistes laisse une place d'interprète actif au spectateur. 

 
Au-delà de cette lecture au second degré de la construction ludique de Cherchez Hortense, il faut saluer la performance extraordinaire de Jean-Pierre Bacri, qui donne le poids émotionnel nécessaire au film. L'acteur trouve avec Damien Hauer son rôle le plus riche et le plus touchant depuis le Castella du Goût des autres. Le film lui offre un nouvel espace de jeu enthousiasmant, qu'il s'agisse d'une scène d'ébriété burlesque ou d'un dénouement où sa fièvre émotionnelle contenue s'exprime enfin. Si Damien est en quête du concept particulier à la culture chinoise de « ce qui convient », Bonitzer et Bacri l'ont tous deux trouvé avec cette comédie euphorisante.

En bref : à voir absolument

10/09/2012

Premium Rush : une course-poursuite sympathique mise en scène avec brio

 Premium Rush : 3,5 / 5
Premium Rush est le quatrième film de David Koepp dont le travail en tant que réalisateur est resté plutôt confidentiel. On connaît plus l'auteur comme scénariste, collaborateur de Spielberg pour le meilleur (Jurassic Park, La guerre des mondes) ou pour le pire (Le monde perdu, Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal), et participant de premier ordre à la renaissance du film de super-héros (les deux premiers volets de la trilogie Spiderman). Mais un de ses plus hauts faits reste le scénario du formidable L'impasse de Brian de Palma. 
D'ailleurs, le premier plan de Premium Rush n'est pas sans évoquer l'ouverture de ce chef d’œuvre des années 90 : à l'issue d'une course effrénée, les héros des deux métrages chutent violemment avant que nous partagions leur point de vue du monde alentour, au bord de l'évanouissement. Deux images similaires pour deux films aux opposés car là où L'impasse suivait le parcours tragique d'un malfrat reconverti qui cherchait en vain à fuir son passé criminel, Premium Rush trouve son identité dans la fougue de son personnage principal qui fonce sans freins.
Wilee (Joseph Gordon-Levitt) est le coursier le plus casse-cou et le plus rapide de New York. Si son nom lui a valu le sobriquet de « coyote » en référence au dessin animé de la Warner, il joue paradoxalement le rôle d'un « roadrunner » poursuivi ici par un antagoniste (Michael Shannon) dont l'acharnement désespéré le rapproche davantage de Wile E. Coyote. Fort de cette allusion, Premium Rush a un peu de la légèreté brillante d'un « cartoon ». Le plaisir immédiat que le métrage procure est d'abord celui d'une course-poursuite quasi ininterrompue, où les échanges dialogués assez enlevés s'opèrent par le biais de kits mains-libres.
Koepp organise et rythme les mouvements incessants de ses personnages avec maestria, s'amusant des possibilités offertes par le vélo, véhicule peu commun dans le cinéma d'action. Mais mieux encore, à l'exception de saynètes brillantes où Wilee visualise des trajectoires à l'avance pour échapper à ses poursuivants, le réalisateur fait l'économie des effets numériques jusqu'à insérer des maquettes simplistes de New York pour amener le spectateur d'un point à un autre. En privilégiant la matière et les cascades aux plans retouchés, Koepp produit un effet de réel stimulant qui renvoie le spectateur aux plaisirs du cinéma d'action des années 80-90. Premium Rush est en cela l'antidote idéal au très fade Expendables 2.



Bien que le film de Koepp finisse par s'essouffler un peu du fait d'une intrigue sans réelles surprises, il n'en reste pas moins un divertissement très sympathique. Outre sa mise en scène impeccable, Premium Rush jouit d'un humour très présent et d'un casting à l'énergie revigorante. Michael Shannon est très bon en méchant médiocre que l'on adore détester, dont la bêtise est tellement poussée qu'elle en devient parfois comique. Quant à Joseph Gordon-Levitt, il est parfait en héros ordinaire : film après film, il s'impose tout simplement comme un des acteurs les plus attachants de Hollywood.
En bref : à voir

30/08/2012

Expendables 2 : un casting de choc pour un téléfilm W9

 Expendables : 1 / 5

Après Rocky Balboa et John Rambo où il incarnait et mettait en scène pour un dernier tour de piste les héros emblématiques qui l'ont rendu célèbre, Expendables constituait pour Stallone la touche finale d'un retour au premier plan cinématographique. Le casting exceptionnel du film (Jason Statham, Jet Li, Dolph Lundgren, Mickey Rourke et des cameos de Bruce Willis et Arnold Schwarzenegger) laissait présager un divertissement d'anthologie. Expendables se montrait finalement en deçà de cette attente mais était un divertissement honnête où la conviction des acteurs jouait pour beaucoup. De quoi justifier une suite qui s'annonçait plus spectaculaire, avec à la clef des prestations moins éclair pour Willis et Scwarzenegger et l'arrivée des mythiques Jean-Claude van Damme et Chuck Norris. Hélas, Expendables 2, loin des promesses de son casting alléchant, est bel et bien un ratage à classer dans le rayon série Z pénible.


La séquence de pré-générique à la « James Bond » annonce d'office la couleur : ici aucune finesse mais des hommes de main exécutés par groupe avec moult éclaboussures de sang. Alors que les corps des pauvres cibles mouvantes s'agitent avant de s'écrouler, on ne peut s'empêcher de penser à ces plans récurrents de « nanars » où des soldats ennemis tombent sous les balles de héros invincibles. Peu de plaisir de mise en scène dans cette ouverture, Simon West (déjà réalisateur des très moyens Ailes de l'enfer et Tom Raider) n'ayant pas le temps de s'arrêter pour organiser tout ce chaos. On a juste droit à des plans d' insert récurrents sur Stallone au volant de son véhicule pour nous assurer qu'il est bien présent. Si un moment était à sauver de cette première séquence ce serait un plan où Jet Li maîtrise des adversaires à coup de casseroles ; on se dit alors que grâce à ce maître des arts martiaux le métrage pourra au moins offrir quelques soubresauts de plaisir. C'est compter sans son départ précipité à la dixième minute du film. Et n'insistez pas il ne reviendra pas.


Cette curieuse disparition permet de mettre le doigt sur le vrai problème de Expendables 2. Les stars réunies ici se sont-elles déplacées pour autre chose qu'un généreux cachet ? Si l'investissement de Stallone et la bande du premier opus (moins Jet Li et Mickey Rourke) n'est pas forcément à questionner, la participation d'autres « action stars » au projet est plus douteuse. Le cas Chuck Norris est à ce point de vue épineux : si son entrée en scène est plutôt réussie bien qu'attendue, on déchante vite puisqu'il s'éclipse presque aussitôt pour ne revenir que dans un final interminable au montage hystérique, en compagnie de Willis et Schwarzenegger. On pourrait presque reconstituer le planning de tournage du film en se fondant sur la présence ou l'absence de certains acteurs coûteux à l'écran.

Ces détails de production passeraient évidemment inaperçus s'il n'y avait l'indigence de l'ensemble. La présence de trois auteurs pour l'écriture du synopsis relève assurément d'une affaire louche d'emplois fictifs car comment expliquer sinon l'absence de profondeur des personnages et la pauvreté des dialogues (quand les protagonistes ont droit à la parole, ayant cru pour ma part que celui incarné par Randy Couture était muet pendant une bonne demi-heure). Les échanges se résument pour la plupart à des vannes entre potes qui brisent allégrement toute illusion de fiction en faisant référence aux acteurs incarnant les personnages. Le dispositif pourrait être amusant si tout cela n'était pas un peu facile et arbitraire : Willis reprend la « catchphrase »de Schwarzenegger tandis que ce dernier s'écrit « Yippikae » sans raison apparente, le personnage de Lundgren est docteur en chimie mais ses talents ne sont utilisés que pour des gags paresseux qui tombent à plat. Cependant cela vaut toujours mieux que la nullité hyperbolique atteinte lors de moments « sérieux », comme lorsque Liam Hemsworth fait le récit d'une journée sanglante en Irak qui trouve son point d'orgue dans une conclusion qui ferait pâlir d'horreur les membres de la SPA. 


A la fin du film, Willis demande « C'était bien hein? ». Ce à quoi Stallone lui répond « C'était pas mal... ». Si l'auto-persuasion peut aider ces stars autrefois adorées à juste titre à dormir du sommeil du juste, tant mieux pour elles. Mais elles viennent de participer à l'arnaque de l'année.

En bref : à fuir.