George Miller
et son jury ont choisi de ne pas distinguer Toni
Erdmann au dernier festival de Cannes. Le film de l’allemande Maren Ade
n’est pas reparti les mains vides pour autant puisqu’il s’il s’est vu décerné
le prix de la critique internationale. Cette distinction reflète bien l’état de
ravissement dans lequel elle a laissé son public sur la Croisette, allant des
éclats de rire aux applaudissements en pleine projection. Et il est
effectivement difficile de résister au charme de ce métrage qui fait souffler
un véritable vent de fraîcheur dans le cinéma d’auteur.
Le premier
atout du film, c’est le personnage de Winfried. Campé par un Peter Simonischeck
irrésistible, cet allemand sexagénaire prône une liberté d’expression qui
s’embarrasse peu de concepts tels que la bienséance et le politiquement
correct. S’il s’affranchit des règles, c’est par l’intermédiaire de son alter
ego Toni Erdmann, hilarant bouffon vulgaire. L’excellente idée du film est de
faire se rencontrer ce pendant burlesque avec le monde codifié et impitoyable
des affaires internationales où travaille la très sérieuse fille de Winfried,
Ines (Sandra Hüller).
Il est bien sûr
réjouissant de voir l’intrus poil à gratter dire leurs quatre vérités aux
représentants du capitalisme à outrance, de les parodier en se faisant l’avocat
du diable. Mais l’originalité et la force du film de Maren Ade viennent de sa
capacité à faire naître l’émotion derrière la satire. La réalisatrice/scénariste
alterne moments comiques et dramatiques, et l’absence de toute musique
dramatisante permet de basculer imperceptiblement d’un registre à l’autre, voire de les mêler. L’interprétation
habitée d’une chanson de Whitney Houston est à ce titre un des sommets du film,
à la fois bouleversant et grotesque par son caractère excessif, et Sandra
Hüller porte admirablement cette ambiguïté.
La durée
conséquente de Toni Erdmann est
essentielle au portrait d’un très beau duo père-fille qui nous devient de plus
en plus attachant au fur et à mesure qu’on les voit chacun évoluer de leur côté.
D’une construction magistrale, le scénario alterne les points de vue de ses
deux protagonistes afin de raconter avec toutes les nuances possibles leurs
deux évolutions psychologiques. L’enjeu du récit est certes dans un premier
temps de faire sortir Ines de sa logique de contrôle, mais l’inconséquence des
jeux mis en place par Winfried possède sa part de violence et n’est pas sans
dommages collatéraux. Le lâcher prise proposé en guise de résolution, d’une
liberté euphorique, est de ce point de vue d’autant plus convaincant qu’il
n’est pas prémédité et advient par accident. Avec Toni Erdmann Maren Ade nous encourage donc à jouer et à ne pas nous
prendre trop au sérieux, mais au final surtout à la spontanéité.
Depuis les
années 2000 les zombies sont sur le devant de la scène, déclinés sous toutes
les formes possibles, de la série avec The
Walking Dead à la comédie pour adolescents avec Warm Bodies. C’est donc un peu circonspect que l’on va découvrir Dernier train pour Busan, en se
demandant bien ce que le métrage pourra encore apporter à un genre surexploité.
Au final, on se retrouve avec une nouvelle démonstration percutante de la
capacité du cinéma coréen à transcender les genres qu’il explore.
Rien de révolutionnaire
à priori dans la mise en place proposée par le réalisateur Sang-Ho Yeon et son
scénariste Joo-Suk Park. Le principe de
contamination du genre de zombie est au centre du film et ses personnages sont
au bord de l’archétype. Au bord du train où va se dérouler la quasi-totalité de
l’action, on trouve ainsi un père gérant de fonds et sa jeune fille qu’il
néglige, un anticapitaliste sans emploi et sa femme enceinte, une équipe de
baseball d’adolescents, un homme d’affaire égoïste…
La qualité du
film est néanmoins d’utiliser au mieux ce principe de concentré social pour
offrir une véritable allégorie politique. En proie au capitalisme à outrance,
la Corée du Sud vit aussi dans l’ombre du fantôme du régime autoritaire de Park
Chung-Hee qui l’a fait entrer dans la modernité des années 60 à 70. Devant des
images d’émeutes mal interprétées une femme âgée peut alors remarquer que ces
débordements n’auraient pas été autorisés à une autre époque. L’arrivée des
zombies n’est finalement qu’un déclencheur pour faire éclater au grand jour les
angoisses et tensions sociales. Si la politisation a toujours été au cœur du
film de zombie depuis l’invention du genre par George Romero dans La nuit des morts-vivants, Le dernier train pour Busan a pour
mérite de ne pas tomber dans l’angélisme en ce qui concerne l’issue du dilemme
entre individualisme et altruisme social.
Par sa
construction dramatique simple, le film de Sang-Ho Yeon évoque un autre film de
train coréen, le Snowpiercer de Bong Joon-Ho. Même pessimisme quasi-nihiliste,
même inventivité de la mise en scène, notamment lorsqu’un groupe de personnages
doit faire preuve d’ingéniosité afin de traverser des wagons remplis de
zombies. Bien malin celui ou celle qui saura prédire lequel des protagonistes
sortira indemne de ce film intense où suspens et émotions se répondent sans
cesse pour notre plus grand plaisir.
A 35 ans passés, Marc Châtaigne est bien décidé à décrocher le stage
qui lui ouvrira les portes du monde de l’emploi au Ministère de la Norme.
Arrivé en retard il ne lui reste cependant qu’une affectation en Guyane pour
superviser la conformité d’un projet de station de ski à la réglementation
européenne. Le voilà donc parti vers une terre d’aventure où il fait la
connaissance de Tarzan, seigneur de lajungle, une guide environnementaliste au caractère bien trempé.
Le premier long métrage de Antonin Peretjatko, La fille du 14 juillet, proposait un pastiche du cinéma français
des années 60-70, avec un peu de
Jean-Luc Godard et de Jacques Rozier pour les références nobles mais aussi une
influence moins avouable de Claude Zidi, voire de Max Pecas. Le tout ne
manquait pas de charme, ne serait-ce que par son caractère décomplexé qui
apportait une véritable fraicheur dans le genre de la comédie française. On lui
pardonnait alors son côté un peu fourre-tout, l’effet d’accumulation
d’idées sans réelle organisation qui
faisait partie de son style. Il y avait là des envies de cinéma et de liberté
galvanisantes.
Avec La Loi de la jungle, Peretjatko
propose un récit plus tenu sans renier sur son penchant pour le mélange des
genres. Si les premiers films de Jean-Luc Godard sont un terreau dans lequel le
cinéaste continue de puiser, on pense aussi beaucoup au cinéma d’aventure de
Philippe de Broca, tandis que l’humour absurde du film en fait le fils spirituel du méconnu Bananas de Woody Allen. Les idées fusent
toujours, défilent au rythme légèrement accéléré des 22 images par seconde qui
donne un côté cartoon aux personnages aux voix déformées.Cette folle énergie burlesque de La Loi de la jungle est un de ses atouts
les plus frappants, mais il serait réducteur de ne considérer le film que comme
une simple pochade, aussi réussie soit-elle.
Tandis que la plupart des comédies françaises « grand
public » se soucient peu des questions de forme pour se concentrer sur les
performances d’acteurs ou les dialogues, La
Loi de la jungle séduit par une sophistication dans la mise en scène à
rapprocher de celle des OSS 117 de
Michel Hazanavicius. Peretjatko a l’élégance de faire rimer légèreté avec
style, mais aussi celle de nous offrir une galerie de personnages hauts en
couleur qui parle à notre imaginaire. Le duo formé par Vincent Macaigne et
Vimala Pons est à ce titre étincelant. Lui incarne parfaitement une certaine
médiocrité ordinaire à laquelle on s’identifie sans trop de mal. Elle est un
vrai personnage de cinéma, révélée dès sa première apparition dans une pose
iconique qui en fait le pendant féminin des aventuriers à la Humphrey Bogart ou
Jean-Paul Belmondo. Si on peut regretter que cette inversion réjouissante du rapport
de force classique et machiste homme/femme ne tienne pas tout à fait juqu’à la
fin du film, Vimala Pons a néanmoins une nouvelle fois l’occasion de faire
preuve d’une présence, une fantaisie et un naturel qui en font une des actrices
les plus attachantes de sa génération.
Divertissement de haute volée, La
Loi de la jungle réjouit enfin par un réel engagement. Il était certes un
peu question de politique dans La
fille du 14 juillet, mais cet aspect restait en arrière-plan. Ici,
Peretjatko s’attaque directement à l’absurdité du monde contemporain, le projet
de Guyaneige s’inscrivant dans la continuité du pont inutilisable construit
entre la Guyane et le Brésil, mais aussi dans celle de Ski Dubaï. Quid de la
nature dans tout cela ? Le cinéaste filme la forêt guyanaise et sa faune
comme un espace sauvage à la fois inhospitalier et d’une beauté à couper le
souffle, une richesse précieuse menacée par la marche du monde. Il y a
décidément matière à réfléchir dans cette comédie, comme en témoigne encore ce
troublant aphorisme qui s’impose comme une évidence sur une barque à moteur :
« Dans la vie, il y a ceux qui gouvernent, et ceux qui dirigent ».
Pour les superhéros au
cinéma, la période est aux doutes et remises en question. Le point de départ du
dernier film Marvel est en effet proche de celui de Batman v Superman. Comme on reprochait au héros kryptonien les
destructions occasionnées par son affrontement dans Metropolis à la fin de Man of Steel, les Avengers doivent faire
face aux dommages collatéraux de leurs interventions musclées. La bande de
Steve Rogers et Tony Stark est donc obligée de choisir entre la retraite forcée
ou le contrôle par les autorités internationales. Le retour du Soldat de
l’hiver, ancien ami de Captain America devenu assassin, vient encore compliquer
la situation.
13ème film
de l’univers cinématographique Marvel, Captain
America : Civil War est aussi le premier film de sa phase 3.
L’occasion est donc idéale pour un changement de schéma narratif qui viendrait
bouleverser la routine dans laquelle sont tombées des productions Marvel. Aprèsun second volet des Avengers confus et un Ant-Man sympathique maisanodin, les frères Russo sont les candidats tout désignés pour relancer les
enjeux dramatiques d’une série de films au long cours, et apporter des idées
nouvelles. Ils l’avaient déjà fait avec un talent certain dans Captain America : le Soldat de l’hiver,
et c’est à eux que reviendra de chapeauter le final (provisoire) de la saga Avengers en forme de dyptique prévu pour
2018 et 2019.
Et Captain America : Civil War tient ses promesses dans une
première partie plutôt bien ficelée où les scissions se font ressentir et
trouvent pleinement leurs justifications dans le camp des héros. La question du
contrôle des Avengers est difficile à trancher, et chacun des personnages
apporte des arguments valables à sa position. La caractérisation des nombreux
protagonistes est un des atouts majeurs du film, et leur gestion équilibrée
efface le mauvais souvenir laissé par l’Ere
d’Ultron. Ce traitement vaut aussi pour un Black Panther charismatique
parfaitement intégré au récit. La relative absence d’humour est aussi
salutaire, donnant l’impression que les productions Marvel sont enfin prêtes à
passer aux choses sérieuses après avoir un peu trop tiré sur la corde du
« fun ». Quelques éléments viennent bien modérer l’enthousiasme, tels
qu’un énième méchant sous-développé ou des chorégraphies de scènes d’action plus
brouillonnes que celles du Soldat de
l’hiver, mais l'optimisme est de mise.
Malheureusement le tout
se gâte avec l’arrivée du personnage emblématique de Marvel, sur lequel Disney
a repris la main après l’avoir laissé pendant 15 ans à Sony. Trop contents de
leur coup, les studios s’en donnent à cœur joie avec un Spiderman qui enchaîne
vanne sur vanne. Rien de choquant, cela fait partie de l’ADN du personnage dans
les comics, mais l’ajout inopiné d’Ant-Man fait dangereusement monter le
blaguomètre. Les vannes du fun sont lâchées et on a du mal à prendre au sérieux
la guéguerre entre les 12 superhéros, à 6 contre 6 par le plus heureux des hasards.
Comme le remarque Black Widow alors que les deux camps courent l’un vers l’autre
pour s’affronter : « On va vraiment faire ça ? ». Après la
blague méta flemmarde, place donc à un grand spectacle qui contient quelques
bonnes idées de mise en scène mais relève au niveau dramatique du fantasme de
gamin peu regardant.
Les frères Russo ont beau ranger les jouets de façon expéditive
pour un dernier acte recentré sur une poignée de personnages, le mal est fait. Marvel
Studios a encore une fois joué la carte du divertissement sans surprise ni réel
engagement, donnant une image immature et réductrice du média dont sont
inspirés leurs franchises.
3,5 / 5 En Inde, dans un village isolé de l’état du Gujarat, la
veuve Rani s’apprête à marier son fils Gulab. Malgré les règles strictes
dictées par une assemblée d’hommes, elle trouve une joie quotidienne dans ses
échanges avec sa complice Lajjo, femme sans enfant d’un routier violent. A la
périphérie du village se produit chaque soir sur scène son amie de longue date
Bijili. La mort de sa belle-mère et l’arrivée de sa belle-fille vont petit à
petit changer le destin de ces trois femmes.
On ne saluera jamais assez l’engagement des femmes cinéastes
révoltées qui mettent à mal les patriarcats qui étouffent leurs pays. Citons
entre autres la saoudienne Haifa Al-Mansour et son touchant Wajda, la franco-turque Denis Gamze
Ergüvenet et son énergique Mustang ou
la réalisatrice-actrice israëlienne Ronit Alkabetz récemment disparue. Leena
Yadav s’inscrit dans leur lignée et signe avec La Saison des femmes un film à la fois accablant et porteur
d’espoir.
La réalisatrice indienne déroute d’abord par la forme de son
film empruntée au cinéma commercial de Bollywood, avec chansons et numéros de
danse à l’appui. On ne peut cependant s’y tromper longtemps, et cette reprise
des conventions du cinéma national est plutôt l’outil idéal pour dénoncer
l’hypocrisie au sein de la culture des villages traditionnels. La chanson de
mariage accompagne le début de son désastre annoncé ; les numéros de
danse/chant de Bijili au contenu explicitement sexuel, qui ne resteraient que
simples provocations aguicheuses dans une production bollywoodienne, sont
suivis de passes prisées par des hommes qui délaissent leurs compagnes sans
s’en cacher.
Que veulent les héroïnes de La saison des femmes ? De quoi rêvent-elles? Leena Yadav sait
nuancer les velléités d’émancipation de chacune, et cette variation fait la
subtilité du film. Du fantasme d’une sexualité épanouie au désir de maternité,
la cinéaste accompagne de belle façon ses protagonistes dans leurs premiers pas
vers la libération d’une culture qui les oppresse. En totale empathie, nous
tremblons pour elles, serrons les poings face aux violences diverses qu’elles
subissent, nous émouvons de leurs mouvements de solidarité. On ne saurait
trouver meilleur signe que le double objectif de Yadav de nous informer et de
nous faire réagir de façon viscérale a pleinement porté ses fruits.
Militante gauchiste dans sa
jeunesse, Stéphanie vit à l’aube de la soixantaine dans un tranquille confort
bourgeois. Professeur de philosophie dans un lycée, elle dirige également une
collection chez un éditeur et est bien installée dans la routine de son foyer
familial. Son quotidien va cependant bientôt être chamboulé par une série de
bouleversements qui vont l’amener à devoir se poser une douloureuse
question : comment réinventer sa vie à son âge avancé ?
Le titre du cinquième métrage de
Mia Hansen-Løve peut sonner comme une cruelle ironie.
Le devenir de son personnage principal parait en effet pour le moins incertain.
Stéphanie perd littéralement pied au milieu des événements qui la submergent. Plutôt
habituée à incarner des rôles froids, Isabelle Huppert surprend par une
fragilité assez inédite qui rend sa quête d’identité d’autant plus touchante.
Le jour nouveau sous lequel apparaît l’actrice est à mettre au crédit d’une
cinéaste qui arrive à nous ravir à partir un argument de drame intimiste loin
d’être attirant à première vue.
Mia Hansen-Løve évite
les clichés du drame psychologique en
dédramatisant par la mise en scène la crise vécue par Stéphanie. En toile de
fond aux doutes de son héroïne, L’avenir pose un cadre estival et
solaire qui prend toute son ampleur lors d’une fuite à la campagne bucolique. Le contraste est ce qui caractérise le mieux un film
passant d’un registre très verbeux lié aux thématiques philosophiques et
politiques qu’il met en avant, à un style tout en retenue et non-dits dans la
description par fines touches de l’évolution de son personnage principal. Ce va-et-vient
imprévisible joue beaucoup dans le charme tenace de cet Avenir d’une mélancolie joyeuse.
Batman v Superman - L'Aube de la Justice : 3,5 / 5
Daredevil :3,5 / 5
Peut-on vraiment
prendre les super-héros au sérieux ? La question mérite d’être posée tant
la réussite critique et publique du modèle des films proposés par les studios
Marvel tient à une décontraction devenue le cœur des Gardiens de la galaxie ou Ant-Man.
Les séries Netflix Daredevil et Jessica Jones ont construit de leur côté un univers plus réaliste, à l’ambiance
proche du polar, une direction confirmée avec la deuxième saison de
l’ « homme sans peur ».Globalement très bien accueillies, ces
productions montrent qu’il y a bel et bien une place sur le marché pour un
traitement plus sombre des super-héros. C’était déjà la voie choisie par Zack
Snyder et DC avec Man of Steel,
poursuivie dans un Batman v Superman :
l’Aube de la Justice qui a suscité des réactions pour le moins mitigées. La
Distinguée Concurrence et Warner aurait-ils donc tout faux face à Marvel ? La comparaison de la deuxième
saison de Daredevil et du dernier méga blockbuster mondial va nous permettre d’y voir plus
clair.
Pour arbitraire
qu’elle puisse paraître, la mise en parallèle entre ces deux objets
audiovisuels est justifiée par l’auteur dont s’inspirent leurs deux récits,
Frank Miller. Au début de sa carrière dans les années 80, le
scénariste-dessinateur a travaillé à plusieurs reprises sur Daredevil, faisant
de Wilson Fisk (alias le Caïd) son antagoniste de prédilection et créant le
personnage d’Elektra ; il a également complètement redéfini le personnage
de Batman dans sa mini-série dystopique The
Dark Knight Returns pour en faire le héros sombre tel qu’il est perçu dans
l’imaginaire collectif aujourd’hui. Si ces deux œuvres sont devenues des incontournables
de la bande dessinée, leurs mérites sont bien différents, et il en va de même
pour Daredevil et Batman v Superman, tous deux fidèles à
l’esprit de leur matériau original.
Du côté de Matt
Murdock, Miller a tissé un des récits les plus complexes des comics en terme de
psychologie et d’émotions, dans un registre volontiers intimiste et humaniste,
tandis que The Dark Knight Returns a impressionné
par sa richesse thématique, sa construction formelle audacieuse et son
iconographie héroïque spectaculaire. La qualité principale de la série Netflix
est ainsi la caractérisation solide de ses multiples personnages, permise par
la durée. Les scénaristes Chris Terrio et David S. Goyer proposent quant à eux
dans la première heure de Batman v
Superman un film réflexif et ambitieux, alternant les différents points de
vue et mélangeant les niveaux de réel à travers les rêves/flashbacks/visions de
Batman/Bruce Wayne, et le style baroque de Zack Snyder iconise parfaitement ses
héros symboliques.
Partant de ces
bonnes intentions, les deux films sont-ils pour autant à la hauteur des chefs d’œuvre
de Miller ? Si ces adaptations sont loin d’être mauvaises, elles ne sont
clairement pas aussi abouties et présentent toutes deux des défauts bel et bien
visibles. Pour Batman v Superman on
peut regretter le caractère bicéphale du film dans son ensemble, les différents
fils narratifs savamment entremêlés dans un premier temps étant laissés de côté
pour un dernier acte efficace dans son aspect spectaculaire mais assez basique.
La transition entre ces deux parties est sans conteste le point faible du film,
recourant aux raccourcis narratifs et aux clichés du genre pour justifier l’affrontement
attendu entre les deux monstres sacrés de DC Comics. Daredevil, de par son format plus long, bénéficie du temps nécessaire
à poser correctement ses intrigues et les nouveaux personnages centraux que
sont le Punisher et d’Elektra. Malheureusement la série échoue au final à faire
rejoindre de façon pleinement satisfaisante ses récits qui s’écrivent en
parallèle.
Aussi bien Batman v Superman que la deuxième saison de Daredevil souffrent d’un effet de
trop-plein. Le film de Snyder remplit bien son contrat de présenter Batman,
campé par un Ben Affleck excellent qui s’impose comme la meilleure incarnation
du héros à l’écran, et d’introduire une Wonder Woman intrigante qui gardera une
bonne part de mystère jusqu’au long métrage qui lui sera consacré l’année
prochaine. L’établissement en bonne et due forme de ces deux figures marquantes
de la pop culture nuit hélas au temps de présence à l’écran d’un Superman
relégué au second plan, et la mission d’introduire les membres de la Justice League amenés à les
rejoindre dans les films à venir est quant à elle franchement bâclée. De même
John Bernthal et Elodie Yung sont impeccables, respectivement dans le rôle du
Punisher et d’Elektra, mais l’élargissement de l’univers de Daredevil donne une impression de
dispersion et relègue certains protagonistes cruciaux à l’arrière-plan, en
premier lieu l’associé de Matt Murdock Foggy Nelson. Ce défaut est d’autant
plus dommageable qu’encore une fois la série est à son meilleur lorsqu’elle
explore la profondeur psychologique de ses personnages et par conséquent leur
traitement expéditif devient vite une faiblesse d’écriture sensible.
Propositions
toutes les deux louables dans leur ambition et réussies sur de nombreux points,
Batman v Superman et Daredevil ne sont donc pas sans failles.
A qui ira donc l’avantage ? Cela se joue à peu de choses, mais en ce qui
me concerne à la Distinguée Concurrence de Marvel, pour une question de
ressenti. Le métrage de Zack Snyder a pour lui de tenter des choses, de prendre
des risques et des libertés quitte à se fourvoyer, notamment dans la
caractérisation discutable d’un Lex Luthor déséquilibré. La seconde saison de Daredevil n’apporte quant à elle pas
grand chose de neuf par rapport à la première livraison, jusqu'à reprendre quasiment
tels quels des effets de mise en scène : ainsi l’affrontement en plan
séquence qui clôt le troisième épisode de cette saison est un écho évident et
un rien artificiel à la scène du couloir qui concluait le deuxième épisode de la
précédente. Malgré sa construction bancale, Batman
v Superman l’emporte surtout par un climax haletant là où le dernier
épisode de Daredevil offre une
résolution assez mal orchestrée, en deçà de la qualité globale de la série, comme cela avait été le cas pour la première saison.
Favori dans la course aux Oscars, The Revenant n’aura cependant pas décroché la statuette du meilleur
film, finalement décernée à Spotlight.
Ces récompenses peuvent évidemment toujours donner matière à débat, cependant la
victoire du passionnant métrage de Tom McCarthy est à mon sens amplement
méritée. Surtout que le dernier né d’Alejandro Iñarritu, s’il ne manque pas de
qualités, ne m’a pas franchement convaincu.
Nul doute que d’un point de vue technique The Revenant est une réussite éclatante, et les récompenses de la
meilleure mise en scène et de la meilleure photographie s’imposaient alors
naturellement. Cette maîtrise formelle du film est paradoxalement à la fois un
de ses atouts majeurs et son principal défaut. On retrouve cette caméra
virevoltante qui suit les personnages en plans séquences, déjà au cœur de Gravity et Birdman, lauréats aux Oscars du doublé meilleur réalisateur /
meilleure photographie en 2014 et 2015. Cette forme était un élément clef dans
l’expérience spatiale que proposait Alfonso Cuaròn, et pouvait se justifier
dans le précédent opus d’Iñarritu par son lien avec l’esthétique de la
représentation théâtrale.
Dans The Revenant,
l’enjeu est plutôt de faire ressentir au spectateur l’hostilité et la
sauvagerie de l’environnement dans lequel les protagonistes évoluent. Le film y
parvient par moments, notamment lors de l’attaque des trappeurs par les
amérindiens qui ouvre le film ; mais cette caméra omniprésente incarne
aussi la toute puissance d’un metteur en scène qui cherche parfois à en mettre
plein la vue assez vainement, comme lorsqu’il fait finir une course à cheval
par le plongeon d’une falaise.
Qu’apporte finalement The
Revenant du haut de ses deux heures trentre ? Pas grand chose du point
de vue d’un maigre récit qui, entre un premier acte assez réussi qui pose la
situation et une dernière partie plus dynamique, se contente de suivre la
longue errance de son protagoniste, entrecoupée de scènes avec le groupe qui l’
a abandonné que l’on aimerait plus développées. On comprend l’illustration de
la dureté de la vie et de la solitude des trappeurs, mais Iñarritu fournit trop
peu d’éléments pour qu’on s’intéresse véritablement au sort des personnages du
film. On en revient donc à la forme du film, et à y regarder de plus près tout
cela n’est pas follement original. Entre Terrence Malick, Andreï Tarkovski,
Werner Herzog ou les néo-westerns d’Eastwood, le réalisateur multiplie les
emprunts esthétiques sans jamais dépasser ses modèles. On ressort de The Revenant avec le sentiment d’avoir
vu l’œuvre d’un faiseur habile, très loin de l’émotion que pouvait susciter son
très personnel et atypique Biutiful.
Reste la question qui agite les nombreux fans de Leonardo DiCaprio : l'acteur a-t-il
obtenu sa récompense longtemps refusée pour sa meilleure prestation à ce jour ?
Si son engagement physique est à saluer, le caractère assez peu
travaillé du personnage qu’il incarne empêche d’atteindre l’enthousiasme que
pouvait susciter sa prestation hallucinante dans LeLoup de Wall Street. Pour
qui n’est pas sensible à la beauté très contemplative de The Revenant, à laquelle colle parfaitement la bande originale évanescente
de Ryuichi Sakamoto, le temps risque donc de paraître un peu long.
En 2001, les journalistes du Boston Globe sont dans
l’expectative avant l’arrivée imminente de leur nouveau patron originaire de
Floride, Martin Baron (Liev Schreiber). Robby Robinson (Michael Keaton) et son
équipe de « Spotlight » semblent devoir être les premiers concernés
par ce changement. Alors qu’ils avancent à tâtons sur une enquête au long
cours, Baron leur demande de reconcentrer tous leurs efforts sur la suite d’un
article accusant le cardinal de Boston d’avoir étouffé une histoire de
pédophilie impliquant un prêtre. Commence alors une investigation dont les
répercussions se feront sentir à l’échelle nationale et mondiale.
Dans la course aux Oscars, Spotlight fait un peu figure d’ « outsider », après
être reparti bredouille des Golden Globes. Pourtant il s’agit bien là de ce que
le cinéma américain peut offrir de meilleur, alliant une richesse de fond à un
art du récit subjuguant. Tom McCarthy et son co-scénariste Josh Singer tirent
le meilleur parti de la multitude de détails ayant entouré l’enquête de Spotlight
pour offrir l’expérience d’immersion la plus complète pour le spectateur. On
peut donc en premier lieu admirer le travail impressionnant de documentation
des auteurs qui sont allés à la rencontre des différentes personnes impliquées
dans l’affaire, journalistes mais aussi victimes ou avocats. Cette matière est ensuite
sublimée par un sens de la synthèse et de l’organisation narrative
exceptionnels. Rythmé par des dialogues à la précision virtuose et de discrets
mouvements de mise en scène qui insufflent un véritable dynamisme, Spotlight enchaîne les séquences harmonieusement,
passant d’un personnage à l’autre sans que le spectateur perde jamais le fil du
récit.
Si le film passionne de bout en bout, c’est parce qu’il met bien en
valeur tout ce que l’affaire de Boston contient de complexité. Très active
socialement, venant en aide aux plus démunis, l’église catholique était bien
implantée dans la ville et sa culpabilité impliquait une profonde remise en
cause, ce qui peut expliquer le silence qui entourait les crimes perpétrés par
ses prêtres. A partir de cette situation, McCarthy crée une tension dramatique
constante dans une atmosphère de méfiance et de paranoïa. Le suspens est
d’autant plus intense qu’au-delà des obstacles politiques on assiste aux
difficultés de mise en place d’un article de journal, allant de la vérification
laborieuse des faits et des sources aux décisions de plannings éditoriaux. Spotlight nous rappelle que faire
éclater la vérité au grand jour a beau être nécessaire d’un point de vue éthique,
c’est loin d’être une entreprise aisée.
Raison de plus pour rendre hommage au travail des
journalistes de « Spotlight » mis à l’honneur par des acteurs au sommet
de leur art. Ayant souvent rencontré et étudié ceux qu’ils incarnent, les
interprètes livrent des prestations soufflantes de vérité, débarrassées de tout
glamour hollywoodien et débordant d’autant plus d’humanité. McCarthy et Singer
ne jugent quant à eux jamais les intervenants de l’affaire, chacun étant en
proie à ses propres conflits et doutes. Leur choix d’éviter une quelconque
reconstitution de scènes de crimes illustre bien la rigueur morale de Spotlight. On ne connaîtra au final les
faits que par les récits bouleversants des victimes, à l’exception d’une brève rencontre
troublante avec un des prêtres coupables d’attouchements. Evidemment cette
violence nous révolte à juste titre, mais s’en prendre directement à leurs
auteurs individuels est moins important que la remise en cause du système qui
la dissimule et la protège. Spotlight nous
parle d’un journalisme qui sait prendre de la distance et de la hauteur, qui ne
se contente pas de relayer les informations sans regard analytique. A l’heure où
domine dans les médias et sur internet la course aux gros titres tapageurs et au "buzz", il y a là
beaucoup à méditer.
3 / 5 En France, à la fin du dix-neuvième siècle. Le clown
George Footit a bien du mal à convaincre. Après que son numéro ait été refusé
par un cirque, il découvre parmi la troupe de ce dernier un artiste noir qui
joue les cannibales. Impressionné par sa présence physique et son jeu, George
lui propose de former un duo comique. Footit et Chocolat rencontrent vite le
succès, et emmènent jusqu’à Paris leurs numéros innovants de clown blanc et
Auguste noir.
L’acteur Roschdy Zem s’était lancé dans la réalisation en
2006 avec Mauvaise Foi, comédie
modeste mais réussie qui traitait avec justesse de l’union à mixité religieuse.
Plus ambitieux, son deuxième métrage Omar
m’a tuer proposait une reconstitution efficace de l’affaire Omar Raddad
portée par l’interprétation puissante de Sami Bouajila. Production encore plus
ample, Chocolat impose finalement Zem
comme un représentant du cinéma français populaire de qualité.
On peut rapprocher la réussite artistique du métrage de
celle du Marguerite de Xavier
Gianolli sorti l’année dernière. Ces deux portraits d’artistes méconnus (un peu
à raison il est vrai pour l’aristocrate incarnée par Catherine Frot) procurent
le même plaisir du romanesque propre au film d’époque en même tempsqu’ils offrent des pistes de réflexion sur
l’art et son rapport avec la société. La clef des destins tragiques décrits par
les deux films tient finalement au décalage de perception entre les interprètes
et leur public. Alors qu’elle s’imagine avoir un réel talent de chanteuse
lyrique, Marguerite est en réalité la risée des milieux bourgeois ; Chocolat,
de son vrai nom Rafael Padilla, se fait des illusions en pensant pouvoir
s’élever au dessus de son rôle de clown souffre-douleur pour devenir un acteur
de théâtre respectable.Chocolat a d’abord pour belle vocation de rappeler l’existence de ce
premier artiste noir à avoir connu le succès en France, à une époque où le
racisme ordinaire et colonialiste s’affichait encore dans les expositions
universelles.
Attaché au projet du film dès ses premières phases de
production, Omar Sy se montre à la hauteur de son rôle le plus complexe à ce
jour, faisant aussi bien appel à son énergie comique qu’à un registre
dramatique nuancé. A ses côtés James Thierrée, homme de théâtre et circassien,
livre une prestation saisissante : il campe un Footit austère et ambigu qui garde jusqu’à la fin du métrage une
part de mystère fascinant. Le duo d’acteurs fait des étincelles lors des
séquences de représentation mises en scènes par Thierrée, où le film prend son
envol. On est souvent ravis par leur virtuosité burlesque, mais c’est aussi au
détour de ces divertissements d’apparence anodine que peuvent se jouer en
quelques regards et gestes la naissance du succès ou le début de la chute.
Un homme danse sur une chanson
entrainante des années 70 avant d’arracher au rasoir l’oreille d’un autre. Deux
ennemis se retrouvent attachés dans une cave, aux mains de sadiques. Une femme
dans le coma, sur le point de se faire violer, reprend conscience et fracasse
la tête de son agresseur à coups de porte. Les membres de jeunes femmes
s’envolent suite à leur crash automobile avec un tueur psychopathe. La
filmographie de Quentin Tarantino est ponctuée de scènes à la violence
insoutenable, que le cinéaste a longtemps défendues par leur aspect esthétique.
Son exploration du western, amorcée avec Django
Unchained et poursuivie avec Les Huit Salopards, ne lésine pas non plus sur
les cadavres mais le cinéaste semble néanmoins vouloir y développer une
réflexion plus poussée. Quelle serait alors l’éthique de la violence selon
Tarantino ?
Pour la première fois chez son
auteur, Django Unchained prenait en
compte le traumatisme du spectateur faisant face à la cruauté. La mariée de Kill Bill, tout comme les héroïnes de la
seconde partie de Boulevard de la Mort,
étaient certes marquées, mais par une violence dont elles avaient été
directement les victimes. Loin d’être un saint,
le chasseur de primes Schultz (Christoph Waltz) n’en était pas moins
révolté par l’esclavage en vigueur dans le Sud des Etats-Unis à la veille de la
guerre de Sécession. Spectateur de la mise à mort sauvage d’un esclave
déchiqueté par des chiens, il était ensuite hanté par les images de la scène
alors que s’établissait un accord forcé à l’amiable avec son bourreau, le
propriétaire de plantation Calvin Candie (Leonardo DiCaprio). Tandis que Candie
faisait mine de s’étonner de la réaction de révulsion de Schultz devant
l’exécution de son esclave, Django (Jamie Foxx) lui avait répondu « Il
n’est pas autant habitué aux américains que je le suis ». A la source des
poussées de violence se trouverait donc selon Tarantino la culture américaine,
l’histoire des Etats-Unis. Rien d’étonnant alors à ce que le chef des
américains vengeurs envoyés pour tuer les nazis dans Inglorious Basterds exige des scalps pour motiver ses troupes.
Qu’est-ce qui différencie Schultz
des natifs de son pays d’adoption ? L’allemand sait se montrer
impitoyable aussi, mais agit dans le cadre de la loi. Les exécutions qu’il
enchaîne peuvent paraître sommaires, mais elles sont justifiées par les
autorisations gouvernementales qu’il porte sur lui. Schultz gagne simplement sa
vie en traquant les criminels et si son code de conduite n’est pas sans
ambivalence, le personnage finit sans mal par incarner la civilisation et la
culture en contraste avec l’environnement dans lequel il évolue. Tandis qu’il
est un des personnages les plus attachants de la filmographie de Tarantino,
Candie en est à l’opposé un de ses plus abjects. Dans un effet de miroir inversé
par rapport à Schultz, le propriétaire sudiste se voudrait un représentant de
la haute culture, mais n’est en réalité qu’un usurpateur. Il exige qu’on
l’appelle « Monsieur » mais ne parle pas français, nomme un de ses
esclaves D’artagnan mais ignore jusqu’au nom d’Alexandre Dumas.
C’est finalement le manque de
culture de Candie qui cause sa perte lorsqu’il exige par la coutume que Schultz
lui serre la main sous peine de tuer la femme de Django qui a fait l’objet de
leur transaction. La coutume ne peut faire loi, et ce travestissement est la
porte ouverte aux règlements de compte sanglants qui forment le dernier acte de
Django Unchained. On en revient alors
à une violence décomplexée, et ce retour constitue une véritable déception à la
vision du film, comme un retour à un stade que Tarantino semblait avoir
dépassé. La violence de l’esclavage peut-elle justifier le massacre vengeur des
classes qui en ont profité, décrit comme une catharsis par le cinéaste ?
Pas sûr.
Avec Les Huit Salopards, le cinéaste signe cependant un western bien plus
posé que son précédent opus, et impose même un changement de rythme dans sa
filmographie. Signe de rupture, l’éclectisme propre aux compilations qui
servent habituellement de bandes sons à ses métrages laisse ici à quelques
exceptions près la place à une partition originale composée par Ennio Moricone.
Si l’ouverture du film et ses plans de paysages enneigés majestueux évoquent le
style opératique de Sergio Leone, c’est en fin de compte de la version de The Thing de John Carpenter, aussi mise en
musique par Moricone, que le cinéphile Tarantino s’inspire le plus ici. Le
cadre des Etats-Unis de l’après guerre de Sécession y sert de terreau fertile à
une paranoïa qui prend toute son ampleur dans le décor réduit d’une diligence
puis d’une mercerie.
Moins ébouriffante que par le
passé, l’écriture de Tarantino se montre cependant toute aussi brillante dans
un système répétitif qui remet sans cesse en question l’identité des
personnages et la véracité de leurs affirmations. Par rapport à Django Unchained, Les Huit Salopards montre l’inefficacité de la justice par la loi.
Pour les salopards éponymes du métrage, ruser par rapport aux restreintes
imposées par le droit est un art dans lequel ils sont passés maîtres. Afin de
tuer, on s’arrange pour provoquer une situation de légitime défense ou on opère
discrètement par l’intermédiaire d’un poison qui fait prendre au film des
allures de roman à énigme à la Agatha Christie.
L'entente semble d’autant plus
difficile à atteindre entre les personnages des Huit
Salopards que le passé sanglant est toujours nimbé d’incertitudes. Alors que
le nordiste John Ruth (Kurt Russell) accuse l’ancien membre d’une milice
sudiste (Walton Goggins) d’avoir massacré femmes et enfants, ce dernier
s’offusque et évoque la propagande mensongère de Washington. Il répond par le
récit de l’incendie provoqué par le « héros » nordiste Warren (Samuel
L. Jackson, impérial) dans lequel ont péri les soldats des deux camps, face
obscure et extrémiste de celui qui était perçu jusqu’alors comme un exemple à
suivre, reconnu comme un pair par Abraham Lincoln. Dans ce monde de faux
semblants, comment ramener la paix sociale ?
Tarantino répond en introduisant une figure
de bouc émissaire, avec toute l’ambivalence que cela induit car on ne saura
jamais exactement quel a été son crime. Il n’est pas innocent que le générique de début se
fasse sur un long travelling descendant d’un Christ tandis que le film se clôt
sur un mouvement ascendant inverse vers la victime du sacrifice ; on
laisse alors les personnages survivants à évoquer un idéal d’harmonie et de
fraternité très lointain, aux antipodes du bain de sang auquel nous venons
d’assister. « Il n’y en a pas beaucoup qui reviendront à la maison »
chante Roy Orbison en guise de conclusion mélancolique, comme un constat
d’échec. Pour les salopards, pas de salut ni de rédemption possibles.