30/05/2013

Souvenirs de Cannes : de "Inside Llewyn Davis" à "La vie d'Adèle", enthousiasmes et déceptions


Durant ma première expérience à Cannes sur les derniers jours du festival, j’ai pu me rendre compte du défi que constituait l’événement pour le critique de cinéma. A raison d’un film le vendredi et de trois le samedi et le dimanche, j’ai un peu enchaîné les projections sans avoir pour autant le temps de bien laisser murir et reposer dans mon esprit les films qui étaient proposés. Voilà cependant mes premières impressions quelques jours à l’issue du festival, histoire de « teaser » sur une partie des films qui arriveront sur nos écrans et créeront l’événement (ou non) les prochains mois.


Michael Kohlhaas


Avec cette adaptation d’un roman allemand qui relate la rébellion d’un baron au 16ème siècle, Arnaud des Pallières signe un western aux images sublimes, en utilisant à merveille les paysages sauvages du Vercors ou du Gard. Rigoureux et exigeant, le métrage peut être décrit comme un croisement fascinant entre le cinéma de Bruno Dumont et Le guerrier silencieux, auquel renvoie la présence de Mads Mikkelsen ainsi qu’une économie dans les dialogues. La première heure du film fait se succéder des séquences d’une puissance visuelle impressionnante, entre la mise à bât d’une jument, la prise violente d’un château ou l’incendie d’un couvent de nuit, ou une bataille vue au loin sur un plateau venteux. A la fois sobre et spectaculaire, le film est alors servi par une narration précise et efficace. La deuxième heure plus dialoguée est moins convaincante, à partir d’une très longue scène où un prêtre met le personnage principal face aux conséquences de ses actes : l’interprétation des acteurs a beau être exemplaire, le film souffre finalement de longueurs et conduit vers un épilogue un peu attendu. Reste que des Pallières donne à son film une texture passionnante, aussi bien au niveau visuel qu’au niveau sonore, le casting international permettant d’obtenir un jeu de contrastes sur les voix et les accents saisissant.


La Vénus à la fourrure


En 2002 Roman Polanski créait l’événement  sur la Croisette avec Le Pianiste ; pour son retour 11 ans plus tard, on est loin de l’envergure de ce chef d’œuvre, ou même de celle de l’excellent Ghost Writer. La Vénus à la fourrure s’inscrit plutôt dans la directe lignée de Carnage, et propose une adaptation d’une pièce américaine inspirée du roman de Leopold von Sacher-Masoch. Si l’esthétique théâtrale du film empêche un réel enthousiasme, l’affrontement psychologique tendu entre une actrice vulgaire aux aptitudes inattendues (Emmanuelle Seigner excellente, ambiguë et sensuelle) et un auteur/ metteur en scène tyrannique (Mathieu Amalric, sans surprise mais efficace, comme un double du réalisateur) produit une énergie  qui rend l’exercice plus convaincant que Carnage. Polanski ose la provocation jusqu’au mauvais goût et au kitsch, conférant à son métrage une folie qui manquait un peu à son dernier film un peu trop sage. A l’occasion d’un final plutôt surprenant, le cinéaste convoque les obsessions au cœur de son œuvre (sexe, mort, perversions, folie) dans un carnaval grand-guignolesque assez réjouissant qui a l’avantage de ne pas trop s’embarrasser d’un esprit de sérieux. Un petit film donc, dont on ne comprend pas vraiment la présence en sélection officielle, mais un divertissement intellectuel efficace (et après la courte nuit que j’avais passé, un film bienvenu !).


The Immigrant


On n’avait plus eu de nouvelles de James Gray depuis son magnifique et sensible Two Lovers il y a cinq ans : c’est dire si son nouveau film était attendu.  Au final, le résultat est franchement décevant, le réalisateur livrant un film d’époque sans surprise, d’une beauté statique qui provoque assez vite l’ennui. James Gray se confronte au grand sujet de l’immigration aux Etats-Unis mais n’en fait pas grand chose, propose l’histoire convenue d’une polonaise (Marion Cotillard) qui tombe dans les griffes d’un souteneur (Joaquin Phoenix). Le vrai problème du métrage tient au point de vue choisi par l’auteur, celui d’un personnage féminin victime déjà vu là où il aurait été plus fructueux de favoriser celui de son tortionnaire peu à peu transformé par sa rencontre avec elle. Le manque d’intérêt ressenti pour le sort de l’héroïne du film, reporté sur des personnages masculins plus ambigus, tendrait à démontrer que Gray est un cinéaste d’hommes, dont le genre de prédilection reste le polar (de Little Odessa à La nuit nous appartient). A noter malgré tout que le dernier plan de The Immigrant est peut-être le plus beau qu’il m’ait été donné de voir au festival : on tient alors enfin une image qui s’échappe de l’académisme qui l’entoure.


Only Lovers Left Alive



Mon coup de cœur de Cannes, tout simplement. Un film sublime, poétique, rock’n’roll et hilarant, un vent d’air frais. A partir du mythe rebattu des vampires, Jim Jarmusch livre un métrage euphorisant qui explore les possibilités de la vie éternelle et met en scène un couple iconique : lui est un musicien surdoué qui reste dans l’ombre, elle est une intellectuelle amoureuse des écrits de l’humanité qu’elle choisit avec minutie avant de partir en voyage. Tom Hiddleston et Tilda Swinton incarnent ces personnages pop et romanesques avec un naturel bluffant, soutenus par une distribution hors pair (John Hurt, Mia Wasikowska). L’ambiance de Only Lovers Left Alive n’est pas sans rappeler le chef d’œuvre de la bande dessinée Sandman de Neil Gaiman où des êtres éternels fréquentaient les mortels à travers les âges : on trouve au cœur du film le même fantastique teinté d’ordinaire et la même profonde humanité. Il y a une nostalgie poignante au cœur du film de Jarmusch qui évoque le caractère éphémère du monde, la dégradation inéluctable qui est l’œuvre du temps (comme lors de l’exploration d’un Detroit à la gloire disparue), mais il y a aussi cet espoir de partir à la recherche de la beauté et de la trouver. Si l’on ajoute à cela une photographie d’une élégance renversante, une bande originale extraordinaire et une mise en scène minimaliste et précise, on a là le grand oublié de Cannes.


Inside Llewyn Davis


On se demande ce qui a bien pu motiver le jury à accorder le Grand Prix du festival au dernier opus des frères Coen. Rien que la présence du film en sélection officielle relève d’une imposture, tant les Coen semblent n’avoir rien à dire de nouveau. Pour Inside Lelewyn Davis ils se contentent d’aligner les scènes sans développer aucun des fils narratifs qu’ils mettent en place. Aucune surprise, aucune vitalité, aucune réelle envie de cinéma ne se dégage de l’ensemble. Qu’apporte de  neuf ce énième portrait d’un héros ordinaire, magnifique « loser », si on le compare aux grands films que sont Barton Fink, The Big Lebowski et A Serious Man ? Premièrement : les parties musicales vecteurs d’émotions dans le récit, seul élément qui vient timidement relancer l’intérêt, mais d’une efficacité bien trop ponctuelle. Deuxièmement : un chat qui faisait réagir une bonne partie de la salle d’un rire attendri. Quand je vous disais que les Coen n’avaient rien à dire, ils sont tombés au niveau des vidéos de chats sur internet.


La vie d’Adèle


Un grand film et une palme d’or largement méritée. Pourtant le début du film de Kechiche était loin de me convaincre, entre scènes de classe avec un parfum de déjà-vu (on pense à L’esquive du même auteur mais aussi  à Entre les murs de Laurent Cantet, palme de 2008) et déjeuner en famille interminable. Les fragments quotidiens se succèdent, sans qu’on comprenne bien leur nécessité narrative (comme ses plans sur Adèle endormie). Et puis peu à peu on se laisse gagner par une histoire ordinaire mais qu’on a l’impression de voir pour la première fois ; et soudain l’émotion prend par surprise, submerge. Et le film se termine sans qu’on ait vu passer les trois heures.  Comme il l’a si bien dit en recevant la palme, Abdelatif Kechiche travaille en prenant son temps, et son film pourrait être comparé au travail des pointillistes, à la recherche des détails qui donneront forme à un tout transcendant. Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux sont extraordinaires de justesse, mais elles sont aussi dirigées de main de maître par un cinéaste qui parvient à parler à notre vécu : rarement on aura vu les affres du désir et de l’amour décrits avec une telle finesse et une telle intensité. Un film bouleversant et essentiel.


Tel père tel fils


Après le touchant I wish : nos vœux secrets qui mettait en scène la séparation d’enfants suite au divorce de leurs parents, Hirokazu Kore-Eda poursuit avec Tel père tel fils l’exploration de la crise familiale au Japon à travers un récit d’enfants échangés à la naissance. La douceur mélancolique du précédent film laisse place ici à une critique sociale plus acide : le récit dresse le tableau frappant d’une bourgeoisie japonaise obnubilée par la réussite qui tyrannise et délaisse ses enfants malgré elle, et des tensions de classe palpables qui se révèleront à la source du drame. Plus dur et moins aimable que I wish ou Still Walking, Tel père tel fils témoigne malgré tout au final du bel humanisme et de la générosité d’un artiste précieux, salué par un Prix du jury mérité.

29/05/2013

Souvenirs d'un premier Cannes : "people" et chasse aux invitations

Plus de dix ans que j’en rêvais et cette année, je l’ai enfin fait, je suis allé à Cannes avec accréditation  en poche et quelques amis.  Précision d’importance : il s’agissait d’une accréditation « découverte » qui nous donnait accès au « marché du film » et aux séances pour les 4 derniers jours du festival seulement. Les journées s’annonçaient donc intenses pour rattraper une semaine de retard mais le sésame magique était bien concret.


Arrivée le 23 mai en début d’après-midi, on rejoint notre hôtel en centre ville (très important !) puis on se pose pour manger tranquillement au bord de la plage et destination le palais des festivals pour retirer nos accréditations et visiter le marché du film. La plupart des professionnels sont sur le départ, on sent la fin du festival proche, mais quelques distributeurs sont encore fidèles au poste à leurs stands. En ressortant vers 18H, nous tombons sur la montée des marches pour Nebraska d’Alexander Payne. Une jeune femme bien habillée cherche des personnes pour l’accompagner sur le tapis rouge mais nos habits de soirée sont restés à l’hôtel donc c’est loupé (erreur de débutants !). Nous restons donc au bord des marches, ce qui nous permet d’apercevoir Ang Lee accompagné de Nicole Kidman au loin. Puis j’entends une agitation derrière moi,  je me retourne et vois Afida Turner en train de discuter avec des vigiles pour qu’ils la laissent entrer dans le palais des festivals. Je m’en amuse avec mes amis. Quelques minutes plus tard, on la verra entourée de vigiles en costumes de soirée près de l’accès au tapis rouge sans comprendre qu’elle vient de se faire exclure de ce dernier. 


En ce qui nous concerne, nous décidons de rentrer à l’hôtel et de ressortir plus tard pour la projection publique du Grand Bleu sur la plage et le concert d’Eric Serra, tous deux annulés pour cause de vent. Pas grave, nous rencontrons des amis en tenue de soirée sortis pour aller en club. Et croyez-le ou non, je rentre au VIP Room en T-shirt et veste sport usée : il faut dire qu’il n’est que 22H00 et que le club n’est peut-être pas encore trop select. À l’intérieur, l’ambiance est assez unique, entre jeunes femmes en costume portant des torches et pole danseuses : les boissons sont hors de prix (40 euros pour une bouteille de rosé quelconque) et fatigués de la journée (lever à 5h00 pour prendre le train pour Cannes) nous retournons à l’hôtel vers 0h30. Nous apprendrons le lendemain que Redfoo de LMFAO et will.I.am sont passés après nous dans la nuit. 

Le lendemain, on rentre dans le vif du sujet : car plus que les fêtes des clubs de Cannes, mon rêve de festival a toujours été plutôt de découvrir les films attendus en exclusivité (je suis un cinéphile impatient…). Nos badges ne nous permettent pas de réserver les séances donc la mission du jour est d’obtenir des places pour The Immigrant de James Gray et Michael Kohlhaas d’Arnaud des Pallières avec Mads Mikkelsen : on se munit de pancartes et on fait le pied de grue devant le Palais du festival en compagnie de dizaines d’autres candidats, accrédités ou non. En persévérant ça marche et mes compagnons parviennent à obtenir des places pour la séance de l’après-midi de The Immigrant


En ce qui me concerne, je préfère me rendre à la reprise de La vie d’Adèle, m’installe pour faire la queue pendant 1h30 avant de me faire refuser l’entrée ainsi qu’une centaine d’autres personnes. Déception terrible rattrapée par une petite joie lorsque dans la file de dernière minute pour l’entrée à The Immigrant (je n’entrerai pas non plus) une productrice, avec qui j’entame la conversation, m’offre une place pour la séance de La Vénus à la fourrure de Roman Polanski à 9h le lendemain matin. Espoirs contrariés et bonnes surprises, c’est un peu ça le jeu de la chasse des places aux projections de Cannes. Tandis que mes amis regardent The Immigrant, c’est donc reparti pour le « sitting » avec pancartes pour Michael Kohlass : on sympathise à l’occasion avec les autres chasseurs de place et les vigiles de l’entrée qui nous regardent d’un air bienveillant. 


A 18h00, la liesse est générale lorsque les places sont obtenues pour la séance du film d’Arnaud des Pallières de 22h00 avec tenue de soirée obligatoire (costume noir / smoking, chemise blanche nœud papillon pour les hommes). La montée des marches en tenue classe a quelque chose d’impressionnant, le personnel nous presse pour que nous avancions mais on a le temps de prendre quelques photos. Parmi les spectateurs, le réalisateur et Mads Mikkelsen sont présents, accompagnés de Denis Lavant, Bruno Ganz, Sergi Lopez et Amira Casar : il y a bien aussi l’immonde Joe Jackson et les improbables Igor et Grichka Bogdanov présents sur le tapis rouge pour une raison que je peine à m’expliquer, mais peu importe. La salle s’éteint, mon fantasme cinématographique peut commencer. Les sept films que j’ai vus de vendredi soir à l’après-midi dimanche ne m’ont pas laissé le temps de profiter des clubs de Cannes, mais je suis bel et bien rentré des rêves pleins la tête.

A suivre... 

PS : remerciements à Zhe-min Zhou pour les photos

16/05/2013

Gatsby le magnifique : let's start the party !

4 / 5


12 ans après Moulin Rouge, Baz Luhrman a eu une seconde fois l’honneur d’ouvrir le festival de Cannes avec Gatsby le magnifique. Le contrat glamour était largement rempli pour le défilé sur le tapis rouge : aux côtés du réalisateur, Leonardo DiCaprio et Carey Mulligan et la mégastar indienne Amitabh Bachchan ont assurément fait le bonheur des paparazzis et de la presse people. Si l’on ajoute que Cannes fête cette année les cent ans du cinéma indien, l’occasion d’avoir sur scène l’acteur emblématique de Bollywood des années 70 à aujourd’hui lors de la cérémonie d’ouverture était trop belle pour être manquée. Le coup d’envoi du festival était donc parfait sur le papier, mais le film est-il à la hauteur de l’événement ?


Il vaut mieux juger le film de Baz Luhrman sur ce critère plutôt que de le comparer au chef d’œuvre dont il est l’adaptation. Gatsby le magnifique de F. Scott Fitzgerald est une œuvre incontournable aux Etats-Unis, un monument de la culture américaine étudié au collège ou au lycée. Baz Luhrman semble dans les premières minutes encombré par l’œuvre d’origine, justifiant le procédé de narration à la première personne présent dans le roman de Fitzgerald par une mise en place laborieuse : Nick Carraway (Tobey Maguire) fait le récit de la vie de Gatsby dans le cadre d’une cure de désintoxication à l’alcool. Si ce procédé permet de convoquer le texte sublime de Fizgerald, il n’est pas exempt d’une certaine lourdeur, comme une fausse bonne idée pour rendre la structure du roman plus cinématographique. Les retours du film à la narration au présent, suivant la guérison de Carraway par l’écriture et son identification progressive en auteur jumeau de Fitzgerald, est une mise en abyme dispensable, inutilement explicative. Ces premières réserves  évoquées, on est malgré tout emporté après ce démarrage difficile par l’énergie que dégage la plus réjouissante adaptation de Gatsby le magnifique à ce jour.



L’adaptation de 1974 du roman, avec Robert Redford et Mia Farrow, souffrait d’un académisme auquel échappe Baz Luhrman grâce à une mise en scène ébouriffante et inventive. Le film se retrouve peu à peu traversé de moments de grâce magnifiques, telles que la première apparition  éthérée de Daisy (Carey Mulligan) au milieu de rideaux flottants dans le vent ou une séquence de beuverie dans les bas quartiers qui donne l’occasion d’un kaléidoscope d’images enivrant. Luhrman trouve des équivalents visuels au roman de Fizgerald d’une grande justesse, et le climax de ce premier mouvement est la fête organisée par Gatsby, moment de bravoure qui aboutit à la découverte spectaculaire du personnage éponyme. Le temps se suspend, on est devant du grand cinéma baroque à la hauteur de Michael Powell ou Ken Russell.

Les idées fusent au rythme de voitures lancées à pleine vitesse, celui des « années folles » décrites par Fitzgerald. Loin de se contenter d’illustrer avec brio le roman d’origine, Luhrman l’interprète, en accentuant par exemple l’humour entourant la rencontre de Gatsby et Daisy, qui rend la scène d’autant plus touchante et vibrante. Le réalisateur fait même preuve d’une sobriété maîtrisée inattendue lorsque la tension dramatique de l’intrigue arrive à son comble : le bruit des coups donnés par un pic en glace au milieu du silence suffit alors à dire l’imminence de l’éclatement des conflits.  On peut regretter dans la dernière partie du film quelques afféteries de mise en scène malvenues, mais il ne s’agit là que des défauts des qualités d’un cinéaste passionné et donc parfois excessif.


Au delà de son style renversant, un des atouts majeurs du métrage de Baz Luhrman est un casting impeccable.  Au premier rang, à la fois solaire et tourmenté, Leonardo DiCaprio s’impose comme une évidence en Jay Gatsby, mais Tobey Maguire, Carey Mulligan et Joel Edgerton sont tous excellents. Avec sa bande originale moderne aux pépites éclectiques (ma préférence  va aux reprises de Love is the Drug et Love is Blindness, mais il y en a pour tous les goûts), Gatsby le magnifique est un film d’une belle vitalité, un feu d’artifice idéal pour inaugurer cette 66ème édition du festival de Cannes.

En bref : une bonne adaptation d'un classique de la littérature, à voir