27/03/2014

"Wrong Cops" : un film sur quoi ?

4 / 5

Depuis Steak, Quentin Dupieux a su créé une œuvre singulière, produite dans un système « do it yourself ». En plus d’être le réalisateur et scénariste de ses films, le cinéaste en assure en effet également la photographie et le montage, jusqu’à la musique sous son alter ego de « Mr Oizo ». Si une telle créativité force les respects, les résultats en ont été jusqu’ici plus ou moins réussis : Steak et Rubber, malgré leurs concepts et univers originaux, s’essoufflaient sur la durée. En 2012, Wrong remportait davantage l’adhésion avec le récit central touchant d’un homme à la recherche de son chien, mais des intrigues secondaires hermétiques témoignaient encore d’un manque de discipline. Wrong Cops, décrit par son auteur comme « un caprice », « un truc crade, comme un jet, un truc inconscient », ne semble pas vraiment prêter à un retour à la rigueur au prime abord, mais témoigne paradoxalement d’une maîtrise inédite chez Dupieux.



Film choral, Wrong Cops muliplie les intrigues à la façon d’une série télévisée policière. Dupieux s’y intéresse au quotidien des sociopathes qui peuplent le comissariat d’un Los Angeles de carte postale. Duke, pourri jusqu’à la moëlle, fait passer de la drogue dans des rats morts, lorsqu’il ne s’en prend pas aux citoyens qui ont le malheur de croiser son chemin ; Renato est un voyeur obsédé sexuel ; Rough (Eric Judor, au look improbable), s’imagine compositeur talentueux ; Sunshine cache un lourd secret à sa famille…Tous ces personnages sont pris dans un enchaînement d’événements apparemment indépendants et aléatoires mais le talent de Dupieux ici est de proposer envers et contre l’atmosphère chaotique et absurde ambiante le fil rouge d’une intrigue qui se suit de bout en bout. Wrong Cops présente indéniablement des dehors approximatifs, en premier lieu les zooms intempestifs, entre série Z et parodie des gimmicks de mise en scène de séries télévisées. Néammoins Dupieux possède un véritable sens de la mise en scène comique, liée à un « timing » impeccable de ses effets.

Mais ce qui fait surtout la réussite de Wrong Cops, c’est l’univers fascinant construit par Dupieux, au croisement entre l’absurdité tragique des frères Coen et les parodies inquiétantes de la société américaine par David Lynch (Ray Wise et Grace Zabiskie, immortalisés dans Twin Peaks, font des caméos). Le film de Dupieux prouve qu’il est possible d’allier harmonieusement style et humour, en jouant pour une efficacité comique maximum de l’irrévérence et de ruptures imprévisibles. S’éloignant du bon goût et d’un quelconque réalisme, Wrong Cops fait la part belle à une galerie de personnages monstrueux campés par des acteurs trop heureux de se livrer à un jeu de massacre surréaliste. Compliments donc aux géniaux Steve Little, Arden Myrin, Eric judor et Eric Wareheim, mais surtout au monumental Mark Burnham, hilarant en flic hyper agressif, traversé finalement d’un éclair de lucidité mémorable.



Enfin, Dupieux a eu la grande sagesse de faire tenir son délire baroque dans une petite heure vingt, rappelant ainsi la vertu d’une brièveté hélas trop rare sur nos écrans aujourd’hui. Pour faire court, Wrong Cops est la comédie la plus originale et réjouissante qu’il m’a été donné de voir depuis longtemps.


20/03/2014

Monuments Men : casting alléchant, film médiocre

2,5 / 5

Tandis que Diplomatie se préoccupait du sort de Paris aux derniers jours de l’occupation allemande, Monuments Men nous transporte à la même époque pour se soucier du destin des œuvres d’art dans cette période trouble. Dans les deux films, on retrouve le même enjeu d’une culture à sauver du chaos destructeur décidé par un Adolf Hitler confronté à la défaite imminente de l’Allemagne. Les deux métrages ont aussi en commun de problématiser le poids des vies humaines en temps de guerre. Dans Diplomatie, Nordling est tiraillé entre sauver sa famille et épargner Paris.  Le film de George Clooney pose quant à lui la question : les œuvres d’art valent-elles de risquer des vies ?



Tiré d’une histoire vraie, Monuments Men relate la quête d’un groupe composé de civils réuni par l’armée américaine pour récupérer les œuvres d’art pillées par les Nazis à travers l’Europe. Le recrutement des membres de l’équipe par Frank Stokes (George Clooney) se fait dès le générique, le film abattant donc assez vite son atout de casting hétéroclite alléchant  (Matt Damon, Bill Murray, John Goodman, Jean Dujardin). Si cette façon de rentrer directement dans le vif du sujet n’est pas mauvaise en soi, son défaut est de ne pas réellement poser les personnages. En quoi les talents individuels de chacun apportent-ils quoi que ce soit à l’équipe ? Le scénario ne traitera  jamais réellement de ce point pourtant essentiel, et ce n’est que le premier défaut d’un film qui laissera globalement le spectateur sur sa faim.

Les problèmes narratifs  de Monuments Men sont palpables dès sa première demi-heure, plongeant dans le feu de l’action des personnages peu développés dont les interactions s’étendent au mieux à quelques lignes de dialogue. Une fois le groupe de ses héros éclaté, le scénario semble assez vite ne pas trop savoir quel micro-récit privilégier parmi la multitude qui sont proposés, et les quelques tentatives de caractérisation (avec en premier lieu un Matt Damon au français approximatif) tombent à plat. Le tout ne parvient pas à prendre, et la musique entraînante d’Alexandre Desplat qui évoque La 7ème compagnie ou Papa Schultz n’aide pas beaucoup.


On se prépare peu à  peu à l’accident industriel, sous couvert de cinéma rétro et décontracté, puis l’intérêt est enfin lancé dans des scènes à la tonalité plus dramatique. Monuments Men offre bel et bien une poignée de scènes vraiment réussies, mais le manque de construction de l’ensemble les condamne à ne rester que des moments isolés. La décontraction affichée du film est peut-être son plus gros défaut, George Clooney jouant pour faire rire sur des ficelles un peu trop évidentes, faute de maîtriser un quelconque timing comique. Brouillon et très inégal, Monuments Men est au final une série B qui mise sur un casting prestigieux sans vraiment savoir qu’en faire.   

18/03/2014

Diplomatie : une fiction historique passionnante

3,5 / 5

Les pièces à succès constituent un terreau fertile pour le cinéma : le passage sur grand écran permet de s’adresser à un public plus large. Après le succès public rencontré par Le Prénom qui avait réuni 3 millions de spectateurs l’année dernière, les 2 millions de spectateurs et le couronnement des Garçons et Guillaume à table ! aux Césars semblent indiquer que le genre a encore de beaux jours devant lui. Dernière séance de rattrapage théâtral en date, Diplomatie est l’adaptation de la pièce de Cyril Gely, réunissant son duo de comédiens d’origine nommé aux Molières 2011.


A la veille de la libération de Paris, Diplomatie imagine le face à face entre le général Von Cholitz (Niels Arestrup), qui a reçu l’ordre de faire sauter la capitale, et le consul de Suède Nordling (André Dussolier), qui va tenter de le dissuader d’obéir. Puisque le sort de Paris appartient à l’Histoire et ne représente donc pas un élément de suspens pour le spectateur, l’intérêt de cette fiction historique réside dans le « comment ». L’affrontement entre Von Cholitz et Nordling offre une réflexion passionnante sur la guerre, servie par deux acteurs d’exception forts de l’expérience des quelques 200 représentations qu’ils ont données. Si Dussolier est impeccable en conscience pacifiste, c’est surtout Arestrup qui impressionne, en incarnant à la perfection le basculement progressif de son personnage.


Reste la fameuse question du « théâtre filmé » : Diplomatie parvient-il à se détacher de sa forme d’origine pour devenir une œuvre de cinéma au sens noble ? Le scénario tente de résoudre cette problématique en ouvrant le huis clos du dialogue original sur un extérieur qui restait « hors scène ». Mais davantage que cette astuce narrative, ce sont la mise en scène et le découpage précis de Volker Schlöndorff qui confèrent au métrage une véritable dimension cinématographique. Bénéficiant de qualités de production indéniables, Diplomatie est une fiction historique exemplaire qui restitue avec efficacité l’ambiance tendue qui devait régner dans la nuit du 24 au 25 août 1944.

13/03/2014

Only Lovers Left Alive : une balade pop envoûtante

4 / 5

Le grand prix décerné à Inside Llewyn Davis au festival de cannes 2013 a été pour moi l’un des grands mystères de l’année 2013. Non pas que les frères Coens manquent de talent, mais leur dernier opus était d’un vide scénaristique sidérant, comblé par l’artifice d’un chat de l’aveu même de ses auteurs. Si la légèreté grave et la musicalité du film d’Inside Llewyn Davis ont su charmer le jury, Only Lovers Left Alive bénéficiait des mêmes qualités pour un résultat autrement plus convaincant. Le film de Jim Jarmusch, balade d’une beauté saisissante, aura été le grand oublié de Cannes.


Sur un ciel étoilé qui tournoie, un générique s’affiche en lettres gothiques rouges ; la typographie évoque un film d’horreur de la Hammer, clin d’œil du cinéaste au genre vampirique dans lequel s’inscrit Only Lovers Left Alive. La voute céleste laisse bientôt place à un vynile sur une platine puis à des travellings avant circulaires qui se rapprochent progressivement d’un homme et d’une femme, amants physiquement séparés mais réunis dans leur rêverie. Par le biais d’une musique planante et de mouvements de caméra à la lenteur majestueuse, Jim Jarmusch installe le rythme hypnotisant et onirique de son film, imposé par ses protagonistes.

Si Adam et Eve (Tom Hiddleston et Tilda Swinton, superbes) semblent se mouvoir au ralenti, c’est que leur expérience du temps est autre que celle des « zombies », simples mortels qui les entourent : vampires immortels, ils ont traversé les crises du monde. La dialectique au cœur de Only Lovers Left Alive a à voir avec les deux attitudes  opposées des protagonistes face à l’immortalité : d’un côté, le désir de mort d’Adam fatigué et désabusé, qui se lamente de l’idiotie à l’œuvre dans le monde; de l’autre, le désir de vie d’Eve qui chérit les fragiles beautés qui nous y sont offertes.


Au premier abord, Jim Jarmusch semble privilégier dans Only Lovers Left Alive la vision d’Adam, au travers du cadre extraordinaire du Détroit contemporain qui prend des allures fantastiques. Autrefois centre de l’industrie automobile américaine, la métropole abandonnée est pareille à une ville fantôme parcourue de chiens errants, aux maisons vides et aux théâtres luxueux devenus parkings. En quête d’un sang sain devenu une denrée rare, Adam et Eve voient leur pérennité menacée, et les déambulations  du couple se font au son de marches funèbres électriques et entêtantes composées par Adam.  

Ne pas penser pour autant qu’ Only Lovers Left Alive est un film lugubre, bien au contraire. En effet, le film de Jarmusch relève au final bien plus de la comédie que du drame, la vitalité de la lumineuse Eve l’emportant ainsi sur la dépression du sombre Adam. Tentant de passer inaperçus parmi les mortels, les protagonistes de Jim Jarmusch vivent pourtant dans un léger décalage  qui rend comique leur confrontation avec des problèmes quotidiens tels que l’irruption d’un invité envahissant (Mia Wasikowska, géniale en sœur d’Eve espiègle).


Lumineux, Only Lovers Left Alive l’est aussi dans la façon qu’il a de réenchanter le monde malgré sa tonalité mélancolique. On y imagine une étoile pareille à un diamant de platine vynile, on y admire des guitares mythiques,  on y feuillette avec délice des livres chéris à emporter en voyage et on parvient à y trouver encore de quoi s’émerveiller au coin d’une rue de Tanger. Romantique et poétique, cette rêverie pop élégante et revigorante nous invite au final à nous nourrir de beautés encore bien présentes.

03/03/2014

Her : une petite bluette futuriste

3 / 5

Spike Jonze s’est fait connaître dans les années 90 en réalisant des clips musicaux, notamment celui mémorable de Da Funk où un chien anthropomorphe déambulait dans New York. A la fin des années 90 et début des années 2000, il a ensuite porté à l’écran les scénarios de Charlie Kaufman, auteur de scripts à concept tels que Dans la peau de John Malkovich ou Eternal Sunshine of a Spotless Mind . Her se situe dans la même mouvance, en imaginant une histoire d’amour entre un homme et un système d’exploitation. Ce concept original a permis à Spike Jonze de remporter les honneurs du Golden Globe et de l’Oscar du meilleur scénario, mais le film n’est hélas pas vraiment à la hauteur de son concept.


La première partie de Her explore un univers futuriste intéressant, en prise avec le monde moderne et l’évolution des rapports sociaux. Theodore Twombly (Joaquin Phoenix), auteur de lettres intimes qu’il rédige pour des clients, mène une vie solitaire suite à sa rupture avec son ex-femme. Entre jeux vidéo et discussions anonymes avec les membres de sites de rencontre, les échecs des tentatives du protagoniste pour tromper sa misère affective installent une ambiance de comédie de science-fiction attachante, à la fois familière et dépaysante. Si le charme opère encore dans le début de la relation insolite entre Theodore et Samantha, un système d’exploitation à l’intelligence artificielle très développée (avec la voix de Scarlett Johansson), la limite du film est bien celle de cette « love story » centrale.

L’univers construit dans Her  a beau être séduisant, l’ennui finit par prendre le dessus face à une histoire qui sort finalement assez peu des sentiers battus. Certes les décalages causés par la nature de Samantha relancent l’intérêt par moment, mais le film tombe dans le clichés de la comédie romantique indépendante : journée sur la plage immortalisé par un morceau de musique mélancolique, tentatives de poésie et bonheur résumé à un rire partagé (dont j’ai perdu le compte du nombre d’occurrences). Tout ça pour aboutir à une morale douce amère déjà entendue mille fois.  Tout cela est mignon, mais très lisse, à l’image de la bande-son du film et de son visuel léché. On aurait aimé que le que  la relation entre Theodore et Samantha, création virtuelle, soit explorée dans tout ce qu’elle pouvait avoir d’ambigu : la scène avec le substitut physique de Samantha provoque un véritable trouble, mais se retrouve un îlot dans un océan d'une grande platitude.


Surtout, le métrage peine à tirer parti de la richesse de l’univers qui nous est présenté dans son introduction. Plutôt qu’une histoire intime unique étirée sur deux heures, on aurait préféré voir développées les différentes relations entre utilisateurs et systèmes d’exploitation évoquées au détour d’une conversation entre Theodore et sa confidente (Amy Adams). Il y avait là un grand film stimulant, tandis que Her reste une toute petite œuvre, certes pas désagréable mais lassante sur la longueur.

01/03/2014

The Grand Budapest Hotel : le charme de la civilisation

4 / 5

Il y a une catégorie de cinéastes qui signent chacune de leurs œuvres de leur patte baroque reconnaissable entre toutes. Citons entre autres Federico Fellini, Tim Burton ou David Lynch. Wes Anderson fait partie de cette illustre lignée, et qu’on l’aime ou non force est de constater qu’il possède un style qui n’appartient qu’à lui. Pour moi, cette identité esthétique que l’on retrouve d’œuvre en œuvre a été la force du cinéma de Wes Anderson (par son originalité)  avant d’en devenir la faiblesse : après mon coup de cœur initial pour La famille Tenenbaum, le charme s’évanouissait avec chaque film suivant du réalisateur-scénariste. Il y a deux ans Moonrise Kingdom avait mis fin à ce désamour progressif, en revitalisant le style immuable d’Anderson par la fraicheur de l’histoire d’amour entre ses deux jeunes héros. The Grand Budapest Hotel, couronné de l’Ours d’argent au festival de Berlin, confirme cette vigueur retrouvée.


Comme La famille Tenenbaum, The Grand Budapest Hotel commence par l’ouverture d’un livre, œuvre originale dont nous allons supposément voir l’adaptation, en réalité purs artifices puisque les deux récits ont été conçus de toutes pièces par Wes Anderson. Mais là où La famille Tenenbaum se contentait de renvoyer à la source du livre illustré lu par une voix off non identifiée, le procédé à l’œuvre dans l’ouverture de The Grand Budapest Hotel est plus complexe, avec retours en arrière pareils à des poupées gigognes : dans une série de bons temporels, le récit est d’abord porté par l’auteur du livre, puis par son alter ego 20 ans plus tôt, avant de trouver sa source avec celui qui a vécu l’aventure au cœur du film. Soit donc les tribulations de Gustave H (Ralph Fiennes), concierge du   Grand Budapest Hotel, assisté de son protégé Zéro, tous deux plongés dans une sombre affaire de meurtre.

Par le biais du procédé narratif introductif, Wes Anderson établit une distance avec un monde disparu, une Europe de l’entre-deux guerres telle que l’a décrite l’autrichien Stefan Zweig (crédité au générique), représentée par la République imaginaire de Zubrowka. Gustave H est l’ambassadeur ce cette civilisation en voie de disparition, sur laquelle plane l’ombre du fascisme à venir : Ralph Fiennes, irrésistible, fait des merveilles dans le rôle de ce charmeur d’une sophistication ponctuée d’emportements brefs et hilarants. Autour de lui, le reste de la distribution n’est pas en reste, et Wes Anderson a l’intelligence de reléguer au second plan ses acteurs habituels (Owen Wilson, Bill Murray ou Jason Schwartzman ne font que des apparitions), sortant de la routine dans laquelle il semblait s’être enfermé fut un temps pour mettre en valeur de  nouveaux venus ou d’autres acteurs qu’il avait moins exploité par le passé. En tête du casting, Tony Revolori et Saoirse Ronan sont très attachants en jeunes premiers atypiques, tandis que Willem Dafoe est parfait en incarnation monstrueuse du mal à l’état pur.


En échangeant l’intimisme habituel de son cinéma pour un récit romanesque à péripéties multiples, Wes Anderson trouve une tension dramatique qui manquait souvent à ses précédents opus. Sa mise en scène semble se libérer et prendre une ampleur inédite dans une multitude de moments de bravoure cinématographiques : évasion de prison, poursuite inquiétante dans un musée désert, course sur des pistes olympiques, final spectaculaire à suspens.


Face aux qualités nombreuses de The Grand Budapest Hotel, le seul reproche que l’on pourrait faire à Wes Anderson est celui d’un style passéiste peu en prise avec le monde moderne. Comme Gustave H, Wes Anderson n’est certes pas un homme de son temps ;  mais à l’instar de Gustave H,  c’est peut-être cela même qui lui permet de nous éblouir.