28/12/2012

The Hobbit vs L' Odyssée de Pi



En cette période de fêtes deux « blockbusters » américains aux budgets colossaux se disputent le haut de l’affiche. D’un côté Le Hobbit : un voyage inattendu de Peter Jackson, premier volet d’une trilogie qui a coûté 500 millions de dollars ; de l’autre L’Odyssée de Pi et ses 120 millions de dollars. Soit pour les deux films un coût d’1 million de dollars la minute, justifié par le désir de faire voyager et rêver le spectateur auquel vient s’ajouter une ambition formelle commune. Si les deux métrages ont chacun leurs mérites, pour laquelle des deux aventures faut-il embarquer en priorité,  compte tenu du prix prohibitif du billet (comptez au moins 10 euros par personne pour une 3D à laquelle vous ne pourrez pas forcément échapper si vous voulez voir le film en version originale) ?



Avec Le Hobbit Peter Jackson retrouve le monde d’ « heroic fantasy » de J.R.R. Tolkien qui avait fait sa renommée avec Le Seigneur des anneaux. Ce retour peut être perçu comme salutaire après la parenthèse d’un King Kong excessif et un Lovely Bones qui a peiné à susciter l’intérêt du public. Si Le Hobbit apporte au premier abord peu de nouveautés par rapport à l’univers exploré largement dans la trilogie précédente (en termes de cinéma), c’est avec un plaisir intact que l’on se lance dans un voyage  qui nous mène de la Comté tranquille des Hobbits  à des mines infestées d’Orques. Peter Jackson a fait appel à la même équipe que celle du Seigneur des anneaux pour la direction artistique du film, ce qui crée un esprit de cohérence remarquable entre les deux trilogies : les décors et les costumes sont tout simplement somptueux. Toutefois, et ce même si les effets spéciaux ont gagné de réalisme par rapport à la première trilogie, l’aspect composite du film pris entre acteurs de chair et de sang et créatures en images de synthèse n’est pas toujours convaincant : si Gollum reste aussi impressionnant visuellement, les séquences d’action manquent un peu d’élégance dans une esthétique trop proche du jeu vidéo. 



Comme pour Peter Jackson avec Le Hobbit, L’Odyssée de Pi est l’occasion pour Ang Lee (Tigre et dragon, Le secret de Brokeback Mountain) de revenir au premier plan après un Hotel Woodstock passé plutôt inaperçu. Adaptation d’un best-seller du canadien Yann Martel, le film est le récit fantasmagorique par le héros éponyme de son passage périlleux de l’Inde à l’ Amérique. D’une grâce visuelle constante, le métrage d’ Ang Lee montre bien ce que Le Hobbit pouvait avoir d’un peu brouillon malgré certaines qualités esthétiques incontestables. Le réalisateur construit une série de tableaux tous plus splendides les uns les autres : une scène de naufrage époustouflante ou le plan d’un canot perdu dans une nuit étoilée sont parmi les  plus belles visions qui auront été offertes aux spectateurs cette année.



Et la 3D me direz-vous ? Elle est utilisée au mieux dans L’Odyssée de Pi. Ang Lee joue de façon efficace avec la profondeur de champ, donne une impression de superposition de couches d’images qui correspond à merveille à l’atmosphère de récit extraordinaire du film et à des séquences psychédéliques entre rêves et hallucinations. Le réalisateur sait d’autre part jouer avec talent d’effets d’immersion, dans le cadre d’une scène de tempête ou d’affrontements avec des animaux sauvages qui gagnent en réalisme. 

La 3D reste par contre très discrète dans le Hobbit, apportant finalement assez peu au film, la révolution technique centrale du film semblant plutôt être celle des 48 images par seconde. Déstabilisant durant les premières minutes, ce procédé dévoile tout son potentiel dans les nombreuses scènes peu éclairées (nuit autour de feux de camp, cavernes) où la fluidité accrue des images donne une impression de netteté saisissante. Malgré les nombreux avis contraires lus dans la presse, j’ai ressenti pour ma part que les 48 images par seconde constituent un gain de confort substantiel pour vivre l’expérience 3D.  



Alors, quel verdict entre le film de Peter Jackson et celui d’Ang Lee ? Malgré une supériorité esthétique évidente de L’Odyssée de Pi plus maîtrisé, l’avantage (léger) est au Hobbit, dont le récit est finalement plus prenant. Le film d’Ang Lee est efficace dans sa première partie où il pose un univers fabuleux riche d’une multitude de récits, mais l’isolement du héros durant la deuxième partie évacue cette richesse de possibles en optant pour une aventure existentielle moins convaincante. Le métrage aspire à une réflexion sur la nature de la narration, mais s’avère un peu faible sur le thème, versant finalement dans un sentimentalisme souligné à grand renfort de larmes qui a du mal à émouvoir. 

Le Hobbit affiche moins ses ambitions mais met en scène des personnages plus attachants, servis par un casting idéal : Martin Freeman s’impose avant tout comme une évidence en Bilbo proche de nous, pris entre son désir de confort et ses rêves d’aventure ; retrouver Ian Mckellen en Gandalf est un vrai bonheur et Richard Armitage confère au roi déchu Thorin le charisme nécessaire. La richesse des cultures et récits inventés par le linguiste Tolkien constitue une source d’émerveillement constant, à laquelle  Peter Jackson rend justice à travers ses fresques grandioses. A ceux qui trouvent que le développement de Bilbo le Hobbit en trois films est exagéré, je répondrai qu’à l’issue de la projection de son premier volet j’aurais été prêt  à suivre les pérégrinations de Bilbo, Gandalf et leur compagnie de nains pour encore bien plus que 6 heures.

Le Hobbit : 4 / 5
L' Odyssée de Pi : 3,5 / 5
 

11/12/2012

Les bêtes du Sud sauvage : un hymne vibrant à la Louisiane


5 / 5

Vers le milieu des Bêtes du Sud sauvage, un père fait à sa fille le récit de la confrontation de sa mère absente avec un alligator. L’ambiance aux frontières du conte fantastique n’est pas sans rappeler l’ouverture de Tabou où un explorateur allait à la rencontre d’un crocodile. La comparaison n’est pas innocente : au cœur des films de Miguel Gomes et Benh Zeitlin, au-delà de leur différence esthétique, on trouve le même appel stimulant à l’aventure pour revitaliser un cinéma indépendant trop souvent monotone. Dans les deux cas le résultat est un cinéma miraculeux, à la fois libre et ambitieux.


Tabou et Les bêtes du Sud sauvage trouvent la source de leur énergie dans des espaces géographiques peu exploités par le cinéma d’auteur : l’Afrique coloniale pour le premier, la Louisiane pour le second. Mais tandis que Gomes évoquait un temps d’innocence révolue qui hantait le Portugal contemporain, Zeitlin s’intéresse au combat quotidien mené par les habitants du Bayou confrontés sans cesse aux tempêtes et inondations. Tout en gardant l’esprit d’un cinéma américain indépendant dédié aux marginaux, le réalisateur trouve un terrain nouveau en décrivant une réalité absente des grands écrans jusque-là. Et c’est à une véritable immersion dans une communauté louisianaise que Zeitlin, habitant de la Nouvelle Orléans, nous convie. 

Mais plus loin qu’une simple description réaliste, le réalisateur propose un récit transcendant. Les bêtes du Sud sauvage, dans la droite lignée esthétique du fabuleux court-métrage Glory at sea qui l’a précédé (à voir d’urgence sur le site http://www.court13.com) est un hymne poignant à l’esprit combatif d’un groupe de laissés-pour-compte. Pour retranscrire au mieux l’aventure d’une communauté qui doit faire face à un cataclisme, l’excellente idée du film est de choisir le point de vue d’une fillette de 6 ans. A travers sa voix off, Hushpuppy (Quvenzhané Wallis, tout simplement époustouflante) guide le spectateur à travers un monde tour à tour merveilleux et terrifiant. L’intensité du film a quelque chose du vécu de l’enfance, qui nous emporte dès un pré-générique à couper le souffle : à partir d’un réveil paisible et solitaire au milieu des animaux, le point de vue s’élargit à une communauté dont l’énergie explose dans le feu d’artifice visuel et sonore d’une fête nocturne. Le tout est accompagné d’une musique euphorique et grandiose composée par Dan Romer et le réalisateur.   



Œuvre lyrique et foisonnante, Les bêtes du Sud sauvage a une dimension épique. Le métrage décrit ainsi le périple biblique d’un groupe de survivants au déluge à la recherche d’un foyer ; il offre des visions fantastiques de terribles animaux préhistoriques ou de paysages déserts jonchés de cadavres ; un bar à filles y évoque un îlot peuplé de sirènes protectrices. Mais c’est finalement dans ses personnages d’exilés que se situe la force incontestable du film de Zeitlin : même esquissés, réduits à quelques gestes, les membres de la communauté du Bayou sont criants de vérité, irradient d’une humanité qui nous donnerait envie de plus en savoir sur eux. Et le métrage est surtout le magnifique récit initiatique vécu et raconté par Hushpuppy, qui aboutit à un final bouleversant de beauté, émouvant jusqu’aux larmes. Malgré le jeune âge de Benh Zeitlin (à peine 30 ans), ne nous y trompons pas : Les bêtes du Sud sauvage est un coup de maître.

En bref : un grand film à ne pas manquer

04/12/2012

Tabou : une merveille envoûtante


5 / 5

En cette fin 2012 un constat semble malheureusement s’imposer, celui qu’aucun film d’auteur de l’envergure de Tree of Life, Melancholia ou Il était une fois en Anatolie n’aura illuminé les salles obscures cette année. Il y avait bien la promesse de l’insolite Holy Motors de Leos Carax mais le métrage, bien que traversé de quelques fulgurances  artistiques, est trop inégal et morcelé pour être réellement convaincant. Alors on entre sans vraiment y croire dans la salle de cinéma pour assister à la projection de Tabou du portugais Miguel Gomes, récompensé à la Berlinale 2012 et à l’édition Paris Cinéma 2012. Et là le miracle s’accomplit, le cinéphile désabusé peut retrouver foi dans le septième art contemporain. Aux amoureux intrépides du cinéma je conseille d’interrompre ici la lecture de cet article, de façon à ne pas vous gâcher le plaisir intense de la découverte qui a été le mien. Il ne faudrait rien dire ni savoir de certains films magiques comme celui-ci, mais se laisser porter par eux, jusqu’aux rivages les plus inattendus. 


En prologue Tabou conte le destin d’un explorateur portugais en Afrique au début du siècle, parti suite au décès de sa femme. Le bref récit a le charme dépaysant d’ une aventure exotique teintée de fantastique, mais est surtout emprunt d’une atmosphère mélancolique et nostalgique. La narration en voix off ravive des souvenirs littéraires de Rudyard Kipling ou Joseph Conrad, tandis que le thème musical magnifique de simplicité joué par un piano, le noir et blanc et la quasi-absence de dialogues évoque l’esthétique du cinéma muet. Sommes nous pour autant devant un cas de cinéma qui mime le passé avec brio sans jamais s’en détacher, un The Artist version 2012 ? Si le début de Tabou peut laisser cette première impression, la suite du film la contredit vite.

Le quotidien du Lisbonne contemporain succède en effet à l’ouverture romanesque. Durant une semaine autour du jour de l’an le spectateur suit Pilar, une retraitée qui occupe ses journées entre les bonnes causes, les rencontres avec  un ami qui la courtise et sa voisine acariâtre qui se plaint continuellement de son aide ménagère. Cette partie est sans doute la plus conventionnelle du métrage, dans un registre intimiste habituel au cinéma d’auteur. L’impression de déjà-vu est cependant compensée par  la sobriété délicate avec laquelle Gomes traite de la solitude touchante de ses personnages vieillissants, incarnés par une distribution impeccable. Et à travers la monotonie du quotidien et la grisaille du noir et blanc point l’extraordinaire : un voile de mystère entoure la voisine de Pilar hantée par un lourd passé et son aide-ménagère capverdienne, soupçonnée d’occultisme. Un autre monde sous-tend ce présent, dans lequel on entre de plein pied avec un sésame emprunté à Out of Africa : « Elle avait une ferme au pied du mont Tabou ».


Dès lors place aux passions et au romantisme dignes des plus grands mélodrames du cinéma américain, dans l’Afrique coloniale des années 60 aux paysages sauvages et magnifiques. Le souffle romanesque qui traverse la deuxième partie de Tabou est une première source de plaisir qui tient au fait que le film s’aventure alors sur un terrain ambitieux qui n’est que trop rarement celui du cinéma d’art et essais. Le métrage fait rêver son spectateur, le fait s’évader de façon magnifique. La capacité de divertissement de Tabou, absente de trop nombreux films d’auteur qui lui préfèrent un sérieux pesant, illustre bien les propos tenus par Gomes dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma de ce mois-ci : un film « n’existe que par le désir du spectateur ».

Cependant la force de la seconde partie de Tabou réside moins dans son récit efficace mais classique d’amants maudits que dans le prisme narratif par lequel il est raconté. Le réalisateur trouve ici une des plus belles façons d’évoquer les souvenirs jamais vues au cinéma. Le noir et blanc en 16 mm alors que le reste du film est en 35 mm effectue un contraste esthétique évident, mais le plus important se joue au niveau de la bande sonore. Gomes fait en effet le choix de supprimer les dialogues au son. Nous guidant à travers les souvenirs, il ne reste que la voix d’un homme âgé qui raconte sa jeunesse passionnée ; s’établit alors un jeu entre la voix off et les images, auquel le spectateur est convié par un exercice d’anticipation et de déduction d’abord déroutant puis réjouissant. Tabou fait donc appel à l’imagination du spectateur de façon ludique, mais le procédé traduit surtout avec une grande justesse le souvenir d’une expérience sensorielle : la mémoire du narrateur ne retient que les bruits d’ambiance et les chansons mélancoliques car plus que les mots, ce sont des impressions qui restent après le passage du temps. 


Que reste-t-il pour moi trois mois après la vision de Tabou ? Le souvenir d’ images et séquences parmi les plus belles de l’année et une sensation de contentement extatique rarement éprouvée au cinéma cette année ; le désir d’aller revoir le film dès ce mercredi.

En bref : un chef d’œuvre instantané à voir  et à revoir.