27/10/2011

Americano : le cinéma en héritage

   3,5 / 5
        

Comme Un heureux événement, Americano s’ouvre sur des bruits de coït. Mais si dans le film de Rémi Bezançon la jouissance de l’acte sexuel conduisait à l’enfantement, Mathieu Demy opte pour une scène baignée d’une lumière froide, le personnage qu’il incarne se retirant malgré les demandes de sa compagne. La réticence de Martin à faire un enfant, on le découvre bientôt, est liée à des histoires de famille laissées en suspens. Le casting même évoque un passé du cinéma sous lequel le film est placé, représenté par Jean-Pierre Mocky et Géraldine Chaplin. Le choix de Chiara Mastroianni, fille de deux stars internationales, pour incarner sa compagne n’est pas innocent pour le réalisateur qui porte le double héritage de Jacques Demy et Agnès Varda. L’intrigue qui amène Martin à devoir faire le deuil d’une mère qu’il découvre de manière posthume reflète le projet du réalisateur de s’établir comme un auteur après avoir fait ses preuves en tant qu’acteur.


Comment gérer un passé familial envahissant ? Le postulat de départ de l’intrigue semble apporter une réponse simple en rendant littéral le projet psychanalytique de « tuer la mère ». Sauf que Martin se rend vite compte qu’on ne peut pas se débarrasser du passé en jetant les objets liés au souvenir. Mathieu Demy assume le passé artistique qu’il porte dans son état civil, symbolisé par les extraits du Documenteur d’Agnès Varda. Car le passage de Mathieu qu’il incarne est celui-là même que sa mère lui avait fait jouer dans un film qui, par le biais de la fiction, témoignait de sa vie à deux avec Mathieu suite au départ de Jacques Demy. La matière du film de Varda, source dans laquelle Martin puise ses souvenirs épars, est le point de départ d’Americano qui fonctionne par échos une fois que le personnage est revenu sur les lieux de son enfance. L’arrivée à l’appartement de la défunte filmé d’une voiture se fait dans un cadrage identique à celui choisi par Varda pour filmer le retour de Martin et de sa mère à leur domicile 30 ans plus tôt. Mêmes lieux, mêmes personnages : dans une belle scène où se mêlent fiction et documentaire, Martin retrouve l’écrivain qui était leur voisin, mais c’est aussi Mathieu qui retrouve l’acteur. 

Mais le film prend réellement son essor une fois Martin parti à la recherche d’une enfant présente sur une photographie, une mystérieuse Lola : le passé de la mère de fiction semble conduire au père et au personnage célèbre de son film éponyme. Cependant, cette nouvelle filiation s’avère vite être une fausse piste, qui amène à un Tijuana ressemblant peu au Nantes de Jacques Demy. Cet ailleurs est là où Americano trouve son identité, en même temps que la boîte de strip-tease à laquelle il emprunte son titre.


Entre le réalisme documentaire d’Agnès Varda et la poésie féerique de Jacques Demy, Mathieu Demy trouve un souffle narratif  dans un décor double, la misère réaliste de Tijuana et de ses prostituées et enfants errants s’opposant à l’espace de la boîte, celui du théâtre et des lumières artificielles. La première apparition de Lola, sa danse captée par une caméra qui lui tourne autour, établit la beauté de l’ange déchu incarné par une Salma Hayek aussi crédible en idéal de star cristallisant les désirs masculins qu’en mexicaine résignée dont les rêves d’ Amérique ont été brisés. Ce beau personnage de cinéma est le moteur d’un film au ton original qui se positionne alors comme une fable réaliste et cauchemardesque dans laquelle Martin se retrouve piégé. Drame intimiste français puis film d’aventures au Mexique, Americano reste cohérent dans son récit grâce à un Mathieu Demy convaincant en antihéros perdu face à une mère et un monde étrangers. 

26/10/2011

Polisse : sensibiliser et divertir

4 / 5
          

Après les réussites artistiques de La guerre est déclarée, L’Apollonide et The Artist, Polisse confirme la vitalité du cinéma d’auteur divers et pertinent qui représentait la France au dernier festival de Cannes. La mise en scène inventive du film de Valérie Donzelli qui dynamise le drame intimiste, l’onirisme sublime du film de Bertrand Bonnello, la passion cinéphile palpable dans chaque plan du film de Michel Hazanavicius sont autant de signes de la belle énergie du cinéma national. On peut y ajouter la réjouissante richesse de récits que propose le film de Maïwenn dans la chronique de l’activité de la brigade de protection des mineurs de Paris. 


Le film alterne les scènes de la vie intime des membres de la police et le récit des cas sur lesquels ils travaillent, explorant les répercussions de leur travail sur leur quotidien et vice versa. Les nombreux changements de point de vue de la narration, passant d’un personnage à un autre parmi la dizaine qui peuplent Polisse, provoquent une impression stimulante de récit imprévisible. La multiplication des faits divers et des protagonistes permettent à la réalisatrice de proposer une vision d’ensemble, comme une réponse au reproche que Fred (Joeystarr) fait à la photographe qu’elle incarne de manquer de recul. Le quotidien de la brigade des mineurs, ce sont les larmes des enfants mais pas seulement, ce que montre un film qui change constamment de ton, passant de la comédie au drame. Si les transitions sont parfois forcées et peu convaincantes, comme dans la scène où des enfants roumains qui viennent d’être arrachés à leurs parents retrouvent leur bonne humeur au son d’une chanson et se mettent à danser, Polisse réussit dans l’ensemble à naviguer sans heurts entre les larmes et les rires. Le grand écart émotionnel que propose le film lui permet de passer d’une scène pathétique où un enfant est séparé de sa mère aux fous rires incontrôlable des policiers à l’écoute de la déposition d’une adolescente prête à tout pour récupérer son téléphone portable.


Au milieu de ces ruptures de ton, les personnages prennent joliment vie, malgré l’aspect choral de la narration : que ce soit dans la description de Fred, policier écorché vif qui peut se montrer tour à tour agressif et sensible, ou des relations d’amitié complexes qui se jouent entre les membres de la brigade, le film ne tombe jamais dans le piège des stéréotypes. La distribution remarquable y contribue, Maïwenn parvenant à la fois à jouer des personnalités et univers divers de ses acteurs et à les réunir avec bonheur dans des scènes de groupe telles que les séquences à la cantine ou à la boîte de nuit. Mais c’est aussi le procédé narratif qui maintient habilement notre intérêt pour ces policiers, dévoilant tout en laissant des zones d’ombre dans la vie de ses personnages. Mieux, Polisse n’hésite pas à mettre en danger la sympathie des spectateurs pour ses antihéros. L’agressivité verbale à laquelle ils doivent parfois avoir recours lors des prises de témoignages et le caractère brutal des questions intimes qu’ils posent y sont montrées sans détours. Cette ambiguïté d’un travail qui passe outre les libertés individuelles pour le bien des victimes reflète la difficulté même des cas traités par la brigade des mœurs qui apparaît ici, où les mensonges se mêlent à l’inconscience ou aux sentiments. L’esthétique de Polisse n’est pas celle d’un regard accusateur mais d’une présentation documentaire d’une réalité complexe, véritable problème de société.

Enfin, en plus de son objectif informatif  qu’il remplit haut la main, le film de Maïwenn parvient à offrir des scènes à la fois spectaculaires et crédibles d’interventions sur le terrain. Nous rappeler que grand spectacle et engagement artistique ne sont pas antinomiques n’est pas le moindre mérite de cette œuvre ambitieuse qui mérite de rencontrer un beau succès public.

24/10/2011

Warrior / Real steel : victoires mineures

Warrior : 3 / 5
Real steel : 3 / 5






Warrior et Real steel, deux films qui se déroulent dans le milieu des sports de combat, suivent le même schéma de récit classique du cinéma américain dont le modèle reste Rocky. Les héros y sont toujours des « outsiders », des perdants dans la société dont le statut est transcendé par la gloire acquise dans l’événement sportif : pour un instant, ils sont acclamés, encouragés par une foule qui vibre aux moindres coups, tels les spectateurs de la salle obscure. Au procédé efficace de cette mise en abyme du spectacle auquel on assiste comme en direct, impression renforcée par les commentaires des personnages journalistes, Warrior comme Real steel ajoutent l’enjeu d’un drame familial. Les deux films s’ouvrent sur l’image d’un personnage seul au volant de nuit, deux pères incarnés par Nick Nolte et Hugh Jackman. Paddy (Nolte) et Charlie (Jackman) sont des hommes brisés qui vivent dans le souvenir d’une carrière glorieuse passée : le premier s’isole du monde par l’intermédiaire d’un livre audio de Moby Dick, le second ne perçoit les lumières d’une fête foraine qu’à travers le pare-brise de son véhicule. Leurs retrouvailles avec leurs fils se font dans des scènes où les personnages sont isolés dans des plans larges en champ-contrechamp, signifiant le gouffre qui s’est instauré entre eux. Ce qui se joue alors, c’est la résolution des conflits familiaux en parallèle des affrontements physiques. 


Le film de Gavin O’Connor (Warrior) dresse le portrait d’un cercle familial (le père et les deux frères) décomposé au-delà de tout espoir de réconciliation : l’agressivité verbale de Tom (Tom Hardy) envers Paddy, tout comme le statut de banni dont ce dernier fait l’objet de la part de son deuxième fils Brendan (Joel Edgerton) semblent des obstacles insurmontables. Leurs relations conflictuelles sont le reflet de la violence du sport d’arts martiaux combinés pratiqué par les frères, menace explicite à l’équilibre de la cellule familiale de Brendan. Comment concilier vie de famille et une exposition régulière à une violence débridée qui peut conduire au coma ou à la mort ? 

Real steel, dans son statut de film familial, atténue la brutalité de l’affrontement physique en faisant combattre des robots dans un futur proche. Ici, l’enjeu des combats est d’abord réduit à une survie économique, la destruction d’un robot amenant à la fois une dette de pari perdu et un besoin de réinvestir dans un nouveau combattant. L’arrivée d’un robot qui fonctionne par mimétisme, trouvé par le fils de Charlie, Max, change la donne en introduisant un effet d’identification entre le combattant et celui qui l’entraîne ou le dirige. Ce procédé est ce qui fait l’intérêt Real Steel dans ce qu’il dit de l’avancement technologique des images de synthèse : alors que Charlie entraîne Atom, on a l’impression d’assister à une illustration du procédé de « motion capture », le challenge étant celui d’une reproduction de mouvement la plus fidèle possible. Le film de Shawn Levy met donc en scène le retour de l’humain au-delà de la prouesse technique incontestable. La machine se voit alors conférer une grâce artistique : la brutalité des robots adverses tels que le champion Zeus qui démolit ses adversaires d’un coup de poing, est opposée à la douceur du numéro de danse chorégraphié d’entrée qu’effectue Atom en miroir de Max. Tout comme le caractère expéditif des coups de poing massues de Tom s’oppose à l’ Hymne à la joie qui annonce l’arrivée de Brendan.


L’esthétique de la douceur qui est à l’œuvre dans Real steel, celle des robots luisants et d’un "happy end" de film familial, semble en contradiction avec la noirceur de Warrior. Il y a pourtant des signes de réconciliation dans le film de Gavin O’Connor, mais l’arrivée des démonstrations d’affection ne se fait qu’après un déchaînement violent des émotions : les déclarations d’amour ne se font qu’à la suite des larmes torrentielles d’un père comme possédé qui vient de retrouver un de ses vieux démons ou qu’à l’issue d’un combat final intense et brutal. Le montage qui unit le visage ému de Paddy et les plans d'un frère soutenant l'autre affaibli laisse entrevoir un espoir quant à la résolution de leurs conflits, mais on est loin des embrassades entre père, fils et robot qui concluent Real steel, les trois levant les bras victorieux. Mais même si les conflits de Warrior restent en suspens, le film offre à ses personnages des rédemptions individuelles : Tom n’a plus à cacher son identité sous un faux nom, Brendan se réalise enfin dans sa passion. Si un sentiment de solitude peut toujours être présent chez le père qui s’efface, en retrait de la liesse générale, il est le spectateur d’une victoire qui n’appartient pas au passé. 


20/10/2011

Love and bruises : entre passion et ennui

 3 / 5



Victime de la censure du gouvernement chinois, Lou Ye réalise avec Love and bruises son premier film en France, dans une langue qu’il ne connaît pas. Comme miroir du réalisateur, Hua est une étudiante chinoise tout juste arrivée à Paris mais contrairement au réalisateur elle s’exprime dans un français parfait. Pourquoi est-elle là ? Pour fuir la Chine et sa société ou simplement pour suivre un amant français qui la quitte dès la première séquence du film ? Hua semble guidée par la passion, le désir : devant le fait accompli de la rupture, elle supplie son ancien amant de lui faire l’amour une dernière fois. Après une errance esseulée dans un Paris grouillant décrit avec justesse, de l’agitation d’un marché à une circulation de passants filmés d’une terrasse de café, pris sur le vif, Hua rencontre Mathieu, un ouvrier monteur du marché. La violence de leur rencontre, le jeune homme la percutant avec une poutre, préfigure la nature de la relation physique qui va s’établir entre eux.


Le film de Lou Ye, peu enclin à un bavardage dont on peut faire souvent reproche au cinéma français d’auteur, capte plutôt ses personnages dans leurs mouvements et gestes brusques, caméra à l’épaule : cette présence des corps est la forme qui convient le mieux pour décrire la relation d’amour  entre Hua et Mathieu, que tout oppose (langue, culture, classe sociale) excepté le désir qu’ils ressentent l’un pour l’autre. Venant de deux mondes différents, les deux jeunes amants sont des mystères l’un pour l’autre ainsi que pour le spectateur. Malgré ce que dévoile l’intrigue sur les personnages, les ellipses narratives et la découverte progressive de ce qu’ils cachent l’un à l’autre semblent signifier une altérité irrémédiable. Comment peut s’établir la confiance en l’autre, quand ses pensées nous sont inaccessibles ? Le film joue de détails, de zones d’ombre pour produire une tension dans le couple passionné :  Hua a rendez-vous avec un autre homme pour voir une exposition sans que leur relation soit explicitée, Mathieu laisse un billet dans son appartement où ils viennent de faire l’amour. Cette instabilité du couple, c’est aussi l’incertitude de l’ étudiante chinoise, qui peine à concilier sa culture et ses aspirations avec la brutalité et la simplicité de Mathieu.

La double identité de Hua est, plus largement, le  produit de deux cultures qui s’opposent, celles de l’occident et de la Chine : dans la dernière partie du film, Hua de retour à Pékin sert de traductrice à une française qui interroge une intellectuelle chinoise sur sa résistance au régime, ce à quoi son interlocutrice répond que cette « résistance » est un concept occidental. Hua est indécise, désirant à la fois s’épanouir intellectuellement dans son pays d’origine et assouvir un désir charnel totalement absent chez son compagnon à Pékin qui la supplie en larmes de construire un couple réduit à des tâches ménagères. L’entre-deux où elle se trouve est symbolisé  lors de la transition entre les deux pays : les deux espaces se ressemblent, indéterminés avant que l’ on puisse distinguer les indications sur les panneaux routiers.


Love and bruises a le mérite de présenter une problématique intéressante sur les cultures et de témoigner admirablement d’une passion amoureuse, de la violence du désir sans le fard d’un esthétisme auquel le cinéma a souvent recours. Cependant, et ce malgré les prestations remarquables de Corinne Yann  et de Tahar Rahim, elle tout en calme mutique et lui en agitation quasi-bestiale, le film souffre de longueurs, dues à la répétition de ses scènes d’amour multiples et au manque d’une réelle progression dramatique. D’autre part, malgré le beau parti pris de Lou Ye de rendre les personnages opaques aux spectateurs, le scénario tombe à plusieurs reprises dans des lieux communs et des stéréotypes. Entre sa première demi-heure déstabilisante et surprenante dans la présentation de la violence du désir et une fin où l’intrigue déplacée en Chine retrouve un souffle narratif, le film se cherche malheureusement trop souvent, suivant les schémas classiques des drames intimistes de couple sans apporter assez de nouveauté. 

17/10/2011

The Artist : Silencio !

3,5 / 5


Du détournement de La classe américaine, qui reprenait les images issues des films issus de la Warner des années 50 à 70 pour leur accoler des doublages décalés, aux OSS 117, parodie convaincante de la série des James Bond qui allait jusqu’à faire référence à Ernst Lubitsch dans le deuxième volet, la filmographie de Michel Hazanavicius a toujours témoigné d’une passion pour le passé du cinéma. Il n’est donc pas surprenant de le voir aujourd’hui prendre l’initiative de faire un film muet, et le beau succès de The Artist à la fois populaire et artistique (récompensé à Cannes, le film est en lice pour les Oscars) est une récompense à la hauteur de ce pari esthétique. Mais le "revival" d’une forme cinématographique anachronique n’est-elle pas aussi une limite ?


L’intrigue du film, si elle peut paraître originale à des néophytes, ne présentera pas grand intérêt pour qui a vu Sunset Boulevard, Chantons sous la pluie ou Une étoile est née : l’histoire de George Valentin, star du muet dépassée par l’arrivée du parlant, et de sa relation avec l’actrice montante Peppy Miller, est un scénario tel que Hollywood aurait pu en produire jadis et qui réserve peu de surprises. L’originalité de The Artist réside plutôt dans sa curiosité esthétique, la forme du muet rentrant ici en contradiction avec le récit de l’avènement du son. Le film épouse le point de vue de son héros qui refuse le cinéma parlant, et pour qui l’arrivée du son est littéralement un cauchemar, comme l’illustre une séquence de rêve angoissante où il s’époumone en vain dans un monde envahi par le bruit des rires moqueurs et d’une plume qui tombe comme une bombe. Au réveil de George, le silence environnant est oppressant davantage qu’il ne ramène à un monde connu et rassurant. Par son utilisation économe et précise de sa bande son, The Artist redonne ainsi paradoxalement ses lettres de noblesse à cette composante souvent en retrait dans les films. Cette attention sonore alliée à un noir et blanc somptueux font du film de Hazanavicius un produit techniquement irréprochable .

             
Reste qu’une certaine distance peut s’établir entre le spectateur et un film référencé, qui semble fonctionner en circuit fermé dans sa perfection nostalgique. Les protagonistes ont du mal à y prendre chair, parce qu’ils semblent des fantômes issus de l’histoire du cinéma . On pourra reconnaître aux acteurs le talent d’avoir pu faire honneur à leurs prédécesseurs, que ce soit Jean Dujardin convaincant en croisement de Douglas Fairbanks et Clark Gable ou Bérénice Béjo en héritière de Louise Brooks, mais leurs personnages sont souvent réduits à des archétypes. Avec cependant une poignée de séquences qui échappent au cadre pour produire de l’émotion : la série de prises du plan tourné avec George et Peppy, où les variations et dérèglements trahissent les sentiments naissants des personnages ; la scène qui suit où l’actrice se retrouve dans la loge de la star et fantasme sa présence par le biais de sa veste symbolique ; la séquence où Peppy assiste à l’enlisement de George qu’il a lui-même mis en scène. 

Mais ce n’est que dans la séquence qui précède le final de The Artist que se joue enfin la réussite du projet de Hazanavicius. [spoiler] Auparavant, le film avait opéré un virage hitchcockien : la découverte par George d'une chambre mortuaire dédiée à sa gloire passée évoque le souvenir de Rebecca. La référence inattendue au maître du suspens et à son cinéma parlant peut alors éclater au grand jour, via l'utilisation de la musique composée par Bernard Hermann pour Vertigo. Outre le parallèle établi par le thème commun aux deux films de redonner vie à un être aimé disparu, la séquence renvoie à l’essence même du pari de Hazanavicius de redonner vie à un cinéma disparu. Alors que George se retrouve dans les ruines de son appartement,  l’émotion vient de la mise à nu de ce projet d’un passionné de cinéma. [fin du spoiler] Si la forme cinématographique du muet appartient au passé, The Artist parvient malgré tout à la faire revivre dans un vibrant hommage.

13/10/2011

Un heureux événement / Au seuil de la vie : les joies de la maternité en question

Un heureux événement : 3 / 5
Au seuil de la vie :  4,5 / 5




Faire un parallèle entre le cinéma de Rémi Bezançon et celui d’Ingmar Bergman paraît incongru mais la coïncidence de la sortie d’ Un heureux événement avec la reprise d’ Au seuil de la vie est assez intéressante, pour ce qu’elle dit de la maternité et de l’évolution sur la façon dont elle est perçue depuis la fin des années 50. Les deux films situent leur action sur deux temporalités différentes : alors que le film de Bergman traite des affres de la mise au monde et suit trois femmes dans une maternité, le film de Bezançon présente le trajet d’une jeune femme, Barbara, dont l’existence est bouleversée par l’arrivée de son enfant. Dans les deux cas, on est loin d’une vision idyllique de la maternité, les difficultés qui lui sont liées étant abordées de front.


Un heureux événement s’ouvre sur la rencontre entre Barbara et Nicolas, dans un style de comédie légère et inventive : leur jeu de séduction se fait ainsi par l’intermédiaire de titres sur les jaquettes de Dvds du vidéo club où travaille le jeune homme. Dans la juxtaposition dynamique de moments intimes et la belle spontanéité dont font preuve Louise Bourgoin et Pio Marmaï, ce début évoque celui de La guerre est déclarée et rassure sur la capacité du cinéma français à proposer une vision contemporaine et juste des 25-35 ans. Le personnage de Nicolas, dans son caractère d’adolescent lisant des comics et jouant aux jeux vidéos, introduit vite par le biais de l’humour un des éléments de la problématique du film, le droit à l’immaturité et aux loisirs revendiqué malgré le statut de parent qui se profile. Un luxe que ne peut se permettre Barbara pour qui la grossesse est un bouleversement aussi bien physique que psychique, produisant des images angoissantes. Comment concilier ces deux identités opposées ? Si le film de Rémi Bezançon n’élude pas la question, le ton se montrant plus noir pour décrire la crise vécue  par le couple, on peut être dubitatif quant à la solution qu’il propose en fin de parcours. Le film est convaincant dans les situations comiques, qu’elles soient légères ou plus graves comme dans le cas de l’invasion de l’intimité du couple par la belle-mère de Barbara, mais il manque quelque peu de profondeur quand il tombe dans le drame, ressassant des situations déjà vues.


Si Un heureux événement manque de profondeur, le film de Bergman laisse rarement place à la légèreté, dans un style sobre et brut qui ne surprendra pas les familiers du réalisateur suédois. Au seuil de la vie est un huis clos qui s’ouvre par l’entrée d’une femme dans une maternité et se clôt par la sortie d’une autre femme de l’hôpital. Qu’est-ce qui se joue dans ce microcosme ? Cécilia arrivée à l’hôpital voit une poupée tomber des mains d’une fillette, avant de faire elle-même une fausse couche, représentée par une tâche noire souillant ses draps immaculés. Pas de rouge sang puisque le film est en noir en blanc mais les corps qui peuplent Au seuil de la vie n’en sont pas moins d’une présence presque palpable, celle des gouttes de sueur sur les visages angoissés. La scène d’accouchement où une autre femme, Stina, est prise de violentes contractions et pousse des cris monstrueux, à la frontière de l’animalité, est d’une intensité qui la rend presque insoutenable dans ce qu’elle dit d’une douleur face à laquelle les médecins alentours se retrouvent dépassés. 

Dans cet hôpital, les femmes peuvent toucher du doigt la vie, symbolisée par leur enfant, mais peuvent aussi se retrouver face à la mort. « Il n’y a pas que les corps qui s’ouvrent ici », confie Cécilia dans le délire verbal qui suit l’épreuve qu’elle a du enduré. Dans cet espace existentiel, les âmes sont déversées dans des discours incessants, signes d’une angoisse par rapport à la vie. Même l’optimiste Stina, épanouie dans sa grossesse, fait tomber soudainement le masque de la jovialité pour faire part d’une inquiétude prémonitoire. Entre les deux femmes, Hjördis refuse son enfant, se lamentant que « tout finit mal », rescapée du curetage brutal du père de l’enfant. Traitant de l’avortement, l’infertilité ou les fausses couches, Au seuil de la vie est un film résolument moderne, intransigeant et d’une intensité souvent bouleversante.    





             





             
            


Les silences qui peuplent le film de Bergman sans aucune musique extradiégétique ou la bande originale mélancolique et omniprésente de Sinclair servent deux propos pas si éloignés, sur le mal être, la crise qui peut être liée à la grossesse et l’enfantement. Cette situation est source de bouleversements d’identité, et le bilan des ravages qu’elle peut causer est peu reluisant, du point de vue physique et psychique chez Bergman ou sentimental chez Bezançon. Mais malgré ce constat redoutable, il est significatif que les deux cinéastes choisissent de finir leurs films sur une lueur d’espoir : le revirement inattendu et d’autant plus beau de Hjördis illustre ce que résume si bien Barbara, « Ce qui reste, c’est la vie ».
           

12/10/2011

L'Apollonide : la merveilleuse tristesse des filles de joie

4,5 / 5

 

Paris, au tournant du 19ème et du 20ème siècle, une communauté de filles de joie vit dans le monde clos de l’Apollonide, leur contact avec le monde extérieur se limitant aux visites quotidiennes de clients. La chronique de leur vie quotidienne donne à voir leurs peines, leurs malheurs et leurs espoirs souvent contrariés. Par son enfermement spatial (excepté une scène de sortie exceptionnelle, un congé bucolique et ensoleillé) et sa narration assez lâche, le film de Bertrand Bonnello est peu engageant au prime abord, faisant redouter le pensum renfermé sur lui-même. Sauf que L’ Apollonide témoigne d’une inventivité et d’une vigueur qui le rendent passionnant de bout en bout.

Le film évite d’abord l’écueil d’un cinéma d’époque en costumes piégé dans une reconstitution historique artificielle. Car si les filles y sont vêtues d’atours luxueux, le cadre de l’intrigue fait évidemment de leurs corps nus un élément  important. En déduire que L’Apollonide est un film voyeuriste qui se complait dans la représentation des corps nus de ses  actrices dans la fleur de l’âge serait erroné : nul érotisme ici puisque le corps y est un instrument de travail, présenté à un mère maquerelle lors d’un entretien d’embauche ou inspecté de fond en comble lors d’une visite médicale. Pour les jeunes femmes, le sexe est un commerce et rarement une source de plaisir. Dès l’une des premières représentations de ce « commerce », l’activité frénétique d’un client sous la robe d’une prostituée est en contraste avec le visage impassible de cette dernière. Apprêtées et mises côte à côte face à un client qui doit choisir l’une d’entres elles, les prostituées  sont littéralement l’objet du désir masculin. Au service du fétichisme d’un client, elles présentent leur sexe devant le regard admiratif de ce dernier. 

Mais loin de les considérer comme de simples objets de spectacle, le film présente un inventaire cruel des souillures dont elles peuvent faire l’objet : l’éventail des cruautés va du champagne collant à la peau ou des douleurs de dos à une maladie vénérienne ou une violence intentionnelle et insoutenable, traumatisante. Le réalisme cru du film et son foisonnement de personnages le rapprochent de l’esthétique du documentaire : l’aboutissement de cette logique est le split screen, utilisé à plusieurs reprises, qui permet d’appréhender les contrastes de la réalité kaléidoscopique que contient la maison close, où se côtoient enfants et filles déchues.


Bonnello ne se contente cependant pas de proposer une chronique réaliste réussie mais confère à son film un lyrisme éblouissant. Lyrisme qui vient d’abord de ces tableaux magnifiques composés des corps sublimés allongés sur les divans, échos des scènes qui se jouent dans les chambres. Car, comme l’explique une des prostituées à une nouvelle venue, l’essentiel est de stimuler l’imagination des clients, de les faire fantasmer. Les filles sont donc amenées à jouer dans des mises en scène : elles deviennent une poupée offrant un ballet mécanique ou improvisent un langage à partir des sonorités du japonais pour incarner une geisha. Ces mises en scène théâtrales, décrochages par rapport au réel, sont alliées à un onirisme sous lequel le film est placé dès sa première séquence où une des prostituées raconte un rêve à un de ses clients.

La vie intérieure des habitantes de la maison close, dont les visages sont captés en gros plan, importe autant dans le film que la description de leur quotidien. Il y a quelque chose d’atemporel dans L’Apollonide, qui fait surgir  dans un élan de liberté une musique anachronique dans le récit. Plus que le réalisme, c’est la vérité des émotions  qui comptent, incarnée par une distribution sans faille. Peuplé de figures romanesques et marquantes, le film de Bertrand Bonnello gagne sur tous les tableaux et parvient, dans la réalisation finale d’une image onirique, à combiner monstrueux et sublime. C’est un film brut qui n’est pas fait pour toutes les sensibilités, mais les interdits qu’il brave procurent un plaisir de cinéma intense.

10/10/2011

Drive : un brio écrasant

3 / 5

Fort de son accueil critique très favorable et du prix de la mise en scène qui lui a été décerné à Cannes, Drive semble prendre la route d’un succès annoncé. Cet accueil quasi-unanime est assez inhabituel pour un film revendiqué comme appartenant au cinéma de genre. Le scénario est pour le moins basique : un garagiste et cascadeur de jour, qui sert de chauffeur à des braqueurs la nuit, rencontre une voisine, Irene, qui élève son enfant seule alors que son mari se trouve en prison. Le film raconte la relation qui se noue entre ces deux personnages, leur histoire d’amour naissante jusqu’à ce que… Mais je m’arrêterai là pour ne pas dévoiler l’intrigue plus avant, de même que j’encourage vivement le lecteur à ne pas voir la bande-annonce du film qui dévoile comme souvent trop d’éléments. Même s’il serait réducteur de limiter le film de Nicolas Winding Refn à son scénario.


Dans le prolongement esthétique de son précédent film, Le guerrier silencieux, Drive est un film à la narration sobre et dépouillée, le silence prenant souvent le pas sur les dialogues entre les personnages. Ce choix de laisser parler les images plus que les mots est lié à une recherche d’épure du langage cinématographique qui est tout à l’honneur de Winding Refn, de même que l’attention qu’il apporte au son dans ses films. La scène d’ouverture de Drive en témoigne, d’une maîtrise formelle incroyable, offrant une sublime scène d’action et de suspense digne des grands polars : la mise en scène ne quitte jamais le point de vue du conducteur enfermé dans sa voiture, le monde extérieur étant perçu à travers un pare-brise ou par l’intermédiaire d’une radio branchée sur les transmissions de la police et d’un auto-radio transmettant un match de base-ball en direct. La tension produite par l’isolement dans le véhicule et le off, ce qui n’est pas montré des poursuivants, est impressionnante. L’ouverture du Guerrier silencieux faisait preuve d’une efficacité similaire, jusqu’à une explosion de violence visuellement impressionnante. Cependant, les deux films présentent pour moi le même défaut : par la suite, ils ne parviennent jamais à retrouver l’intensité de ces scènes d’origine et s’essoufflent.


Drive ne manque certes pas d’idées et de belles scènes : [spoiler] la parenthèse bucolique où le conducteur, sa voisine et son enfant trouvent le repos sur une autoroute désaffectée qui conduit à un ruisseau et à un paysage verdoyant, la scène de l’ascenseur qui fait se succéder le seul baiser du film et le meurtre brutal d’un assassin présumé, les traces des morts violentes sur le visage puis le blouson du héros, le meurtre d’un chef mafieux au bord d’une route, éclairée par les rais de lumière des phares des véhicules circulant [fin du spolier]. Le problème du film tient à ce qu’il ne semble jamais se détacher des influences qui le nourrissent, ce qui empiète sur un engagement émotionnel essentiel vis à vis des personnages. La mise en scène de Winding Refn, pour brillante qu’elle soit, évoque ainsi trop dans ses ralentis le Michael Mann de Manhunter, de même que certaines images semblent tout droit sorties d’un David Lynch (Blue Velvet ou Mulholland Drive) et que l’esthétique de la violence y évoque le Scorcese de Mean Streets ou Taxi Driver. Si la citation cinéphile peut correspondre parfaitement au cinéma outrancier de Quentin Tarantino, elle fait obstacle au minimalisme auquel un film tel que Drive semble aspirer par son dépouillement narratif. D’autre part, Drive n’est pas à l’abri de l’aspect répétitif de ses effets visuels et le caractère esthétisant du film en devient lassant.


 A la mise en scène trop soulignée de Winding Refn s’opposent la sobriété du héros du film interprété par Ryan Gosling, qui tout comme Mads Nikkelsen dans le guerrier silencieux est tel un bloc monolithique, silencieux et mystérieux. A travers ce personnage, le réalisateur tente d’atteindre une dimension mythique, qu’il évoque la figure de western de l' homme sans nom incarnée par Clint Eastwood ou l’image de James Dean, vêtu d’un jean et d’un T-shirt blanc. Malgré ce beau projet et une bonne prestation de  Gosling et de l’ensemble du casting, le film empêtré dans un esthétisme trop chargé (la musique y est également omniprésente), trop référencé, n’arrive jamais à toucher réellement. Drive est une œuvre d’une maîtrise incontestable mais qui laisse de marbre passée son ouverture brûlante d'intensité.