21/10/2012

Amour : une histoire bouleversante, mais les limites de l'esthétique de Haneke

3,5 / 5

Grâce à Amour, Michael Haneke a remporté une deuxième Palme d'or au dernier festival de Cannes, 3 ans seulement après sa première pour Le Ruban blanc. Ces deux récompenses à Cannes semblent relever d'un état de grâce festivalier pour le cinéaste qui n'est pas sans précédent, puisque Francis Ford Coppolla dans les années 70 et Bille August ans les années 80 et 90 avaient eux aussi été deux fois palmés à quelques années d'écart. Dans le cas de Haneke, cette double reconnaissance peut être justifiée par les choix esthétiques et narratifs bien différents du Ruban blanc et d'Amour : sophistication du noir et blanc et chronique d'époque pour le premier, sobriété et huis clos intimiste pour le second.


Le principe d'enfermement progressif à l'œuvre tout au long d' Amour est annoncé dès son plan séquence introductif : des policiers défoncent la porte d'entrée d'un appartement et après avoir pénétré dans une salle scellée découvrent le cadavre d'une femme alitée (Emmanuelle Riva). Le plan suivant nous ramène en arrière alors que la femme, accompagnée de son mari (Jean-Louis Trintignant) attend le début d'un concert. Perdu dans une foule filmée en plan d'ensemble, le couple d'octogénaires ne nous est pas immédiatement présenté dans son intimité, mais l'îlot qu'ils forment à deux est le prélude à leur détachement du monde alentours. Une fois de retour dans leur appartement, Anne et Georges ne le quitteront plus : le lendemain matin, Anne a soudainement une absence et après un séjour à l'hôpital fait promettre à son mari de ne plus la laisser partir. Le décor foyer du couple prend bientôt des allures de chambre funéraire dans une série de plans de nuit où ne restent que le vide et le silence. 

 
La lente trajectoire vers la mort décrite par Amour demandait de trouver le ton juste. Fidèle à l'esthétique qui caractérise l'ensemble de son œuvre (de Funny Games à La pianiste et Caché), Haneke refuse la facilité du pathos mélodramatique et opte pour une mise en scène distanciée et minimaliste : ce choix, d'abord idéal, s'avère au final malheureusement à double tranchant.

La description du quotidien d'un couple vieillissant bousculé par la maladie est exemplaire de délicatesse dans la première heure du film. La double présence physique de Trintignant et Riva suffit à elle seule à créer l'émotion. Les gestes qu'ont les deux acteurs l'un envers l'autre disent une tendresse et une douceur touchantes, notamment lors de de deux scènes où Georges soulève le corps d'Anne paralysée : leurs deux corps enlacés semblent alors pris dans une danse lente qui dit de la plus belle façon l'amour entre eux. Le récit par Georges d'un enterrement ou le parcours d'un album de photos par Anne touchent de la même façon, par la retenue poignante avec laquelle elles préparent l'arrivée d'une mort inéluctable.



Mais alors que le personnage d'Emmanuelle Riva devient de plus en plus diminué, jusqu'à ne plus pouvoir s'exprimer que par des cris de douleur, le spectateur enfermé dans l'appartement est obligé de partager le calvaire interminable vécu par le couple. Haneke a certes le courage de traiter sans détour de la douleur qui peut précéder la mort et du supplice de voir souffrir l'être aimé. Mais le spectacle de ces moments difficiles qui confinent parfois à la cruauté (comme une gifle donnée par désespoir) devient pénible pour le spectateur, d'autant plus que la mise en scène austère du réalisateur n'offre aucune échappatoire. Certes Amour offre toujours son lot de scènes réussies, au premier rang desquelles la scène de la mort d'Anne qui passe admirablement de l'apaisement à la violence. Mais le métrage peine à retrouver dans ce deuxième temps l'émotion qui faisait le prix de ses débuts.


Amour est donc un film fort mais laisse une impression mitigée, la mise en scène distanciée de Haneke posant finalement problème. Le métrage n'est pas non plus exempt de longueurs : l'irruption d'une scène de rêve n'est pas vraiment convaincante, les multiples visites d'Isabelle Huppert au bord de la caricature sont un peu redondantes. Restent les prestations extraordinaires de Trintignant et Riva qui à eux seuls méritent le déplacement ; Moretti a vu juste en leur demandant de monter sur scène avec Haneke pour leur remettre la palme d'or.

En bref : à voir absolument pour son couple d'acteurs, mais un film éprouvant.

16/10/2012

Ted : des passages hilarants mais un scénario trop prévisible

Ted : 3 / 5

Créateur-auteur-acteur prolifique à la tête des séries animées Les Griffin, American Dad ! et The Cleveland Show, Seth MacFarlane se lance avec Ted dans le long-métrage en prises de vue réelles. Les recettes impressionnantes enregistrées par le film aux États-Unis (malgré son interdiction aux moins de 16 ans) ne sont pas vraiment surprenantes tant son réalisateur-scénariste y reprend les ingrédients qui ont fait le succès de ses œuvres pour la télévision. L'angle choisi par MacFarlane est celui d'un léger décalage avec le réel qui permet la satire décomplexée ; Ted, l'ours en peluche qui prend vie, succède en quelque sorte à Brian, le chien anthropomorphique des Griffin, ou à Roger, l'extraterrestre qui vit caché parmi la famille d' American Dad !


Ted s'ouvre comme un conte de Noël. John est un enfant seul qui a du mal à se faire des amis et fait le vœu que sa peluche prenne vie. Le miracle se produit et le rêve de milliers d'enfants se réalise pour notre jeune héros. On n'est pas loin de l'innocence Disney, si ce n'est quelques anomalies : Noël est ainsi l'occasion de frapper à plusieurs un camarade juif et le jouet animé est d'abord associé à l'œuvre de Satan par les parents de John terrifiés. La fin du pré-générique annonce le ton qui sera celui de la suite du métrage. Après l'émerveillement initial, Ted ne suscite finalement que l'indifférence générale, tout comme « Frankie Muniz ou Justin Bieber ». Une vingtaine d'années plus tard, John (Mark Wahlberg) cohabite toujours avec son ours en peluche devenu vulgaire et feignant (Macfarlane en version originale, JoeyStarr pour la version française), au grand dam de la compagne de John (Mila Kunis). Dès lors, le film s'inscrit dans un registre de comédie combinant amitié et relations amoureuses, dans la lignée des productions Judd Apatow ou de Very Bad Trip.

La puissance comique de Ted tient à un sens de l'absurde et du détournement, en poussant jusqu'au bout l'irrévérence de son protagoniste éponyme. Comme John, Ted est sommé de passer à l'âge adulte, en trouvant notamment un travail qui lui permettra de s'assumer seul : la façon dont le personnage refuse de se conformer aux règles et les réactions de son employeur font l'objet de quelques scènes hilarantes. Marginal par sa nature, Ted n'a aucune limite et porte une énergie comique féroce et chaotique. Au sommet du principe de destruction jouissif du métrage, on a droit à une fête délirante où sont conviées deux « guest stars » de choix et à un face-à-face épique dans une chambre d'hôtel.


Ces éruptions délirantes réussies permettent à Ted de remplir sa mission de divertissement efficace, mais l'ensemble est malheureusement un peu en deçà des promesses de l'originalité du concept de départ. Le récit du film est de fait assez conventionnel et attendu, jusqu'à tomber dans le cliché d'une course-poursuite inutile et d'une fin trop formatée. Malgré son casting d'acteurs sympathiques (Wahlberg, Kunis mais aussi Joel McHale de la formidable série Community), le métrage peine à vraiment toucher à cause de personnages qui manquent de véritable profondeur. On préférera aux protagonistes réalistes un peu fades qui s'agitent autour de Ted ceux haut en couleur des séries de Macfarlane, qui gagnent en épaisseur d'épisode en épisode.

En bref : une petite déception mais un divertissement efficace malgré tout.

01/10/2012

Vous n'avez encore rien vu : une expérience artistique enthousiasmante pour initiés.

Vous n'avez encore rien vu : 3,5 / 5


On a beaucoup parlé à la sortie des Herbes Folles, le précédent film d'Alain Resnais, de la jeunesse artistique du réalisateur malgré son grand âge. J'avais pour ma part trouvé le film ennuyeux et finalement assez vieillot, s'essoufflant à courir après un surréalisme dépassé. Autant dire que je n'attendais rien de Vous n'avez encore rien vu. A l'arrivée, ce dernier métrage me réconcilie pourtant avec le cinéma de Resnais.


L'annonce du titre peut paraître un peu présomptueuse de la part d'un auteur qui officie depuis plus d'un demi-siècle. Que reste-t-il à Resnais à explorer et à nous montrer après une carrière aussi riche et diversifiée ? C'est tout à l'honneur du nonagénaire d'utiliser un dispositif auquel il n'avait jamais eu recours jusque-là, en faisant jouer à un groupe d'acteurs (habitués de son cinéma pour beaucoup) leur propre rôle. Sabine Azéma, Pierre Arditi, Lambert Wilson, Anne Consigny et compagnie sont donc invités à une réception organisée par un auteur dramatique récemment décédé (Denis Podalydès, seul avec son serviteur à ne pas jouer son propre rôle). Les comédiens assistent alors à la captation d'une représentation de sa pièce « Eurydice » : d'abord passifs, ils se mettent peu à peu à rejouer en « playback » les rôles de la pièce qu'ils ont un jour tenus.

Fort de ce dispositif complexe, Vous n'avez encore rien vu se déroule dans un espace trouble, entre fiction et réel, entre rêve et réalité. Malgré la place centrale de Eurydice de Jean Anouilh, associer le film de Resnais à du théâtre filmé serait bien trop simpliste. Difficile de rentrer cet objet filmique d'une grande liberté dans une catégorie fixe, ce qui ne manquera pas de dérouter le spectateur non averti. Les moins réceptifs aux expérimentations de Resnais se consoleront avec la distribution impressionnante du film qui constitue une source de plaisir considérable, d'autant que tous donnent le sentiment de s'en donner à cœur joie. Un des principes ludiques du film réside dans la comparaison entre les différentes interprétations de Eurydice, avec les deux couples Lambert Wilson / Anne Consigny et Pierre Arditi / Sabine Azéma dans les rôles d'Orphée et Eurydice.



Inventif et imprévisible, Vous n'avez encore rien vu jongle avec bonheur entre ses différents niveaux de mise en abyme, avec une mise en scène bicéphale (Bruno Podalydès s'étant chargé de la représentation dont les invités prestigieux sont spectateurs). Mais c'est aussi une réflexion sur les liens profonds entre l'art et la mort. Le choix d'Eurydice d' Annouilh se justifie alors, tant Resnais illustre au fond l'idée évoquée dans la pièce que l'emprunte des amants d'un jour reste toujours en nous, appliquée au théâtre. Si les comédiens se mettent finalement à rejouer la pièce comme malgré eux, c'est qu'ils sont possédés par les rôles qu'ils ont interprété dans leur passé. L'utilisation des décors numériques par Resnais dans lesquels les personnages semblent flotter, choquante au premier abord par son manque de réalisme, confère aux acteurs un caractère spectral qui correspond finalement parfaitement au propos de Resnais.

La mort est donc une invitée centrale de Vous n'avez encore rien vu, mais il est remarquable que le film n'en revêt pas un aspect morbide pour autant. Bien que le réalisateur de 90 ans pose la question de ce qu'il reste une fois la fin venue (celle de la vie comme d'une représentation de théâtre), sa réponse tient plus de la résurrection que de l'éloge funèbre. Cette résurrection prend la forme d'une relecture globale par Resnais de son œuvre passée, qu'il fait revivre sous de nouvelles formes. Ainsi les plans sur les spectateurs / acteurs immobiles évoquent les personnages figés de L'année dernière à Marienbad ; l'atmosphère du château où sont réunis les invités n'est pas sans évoquer La vie est un roman et les décors numériques changeants rappellent la géographie variable de ceux de Providence ; les scènes et répliques jouées plusieurs fois renvoient au jeu de répétitions et variations au cœur de Smoking / No smoking etc... Le repérage des auto-citations innombrables constitue alors un jeu de piste passionnant pour les connaisseurs de l'œuvre du cinéaste.


Atypique et finalement très personnel, Vous n'avez encore rien vu a peu de chances de faire gagner à Alain Resnais de nouveaux adeptes et épuisera la patience de beaucoup. Malgré cette réserve, la façon dont le réalisateur explore son passé artistique tout en proposant de nouvelles voies esthétiques force l'admiration et aboutit à mes yeux à son film le plus réjouissant depuis On connaît la chanson.

En résumé : à voir à condition de bien connaître le cinéma d'Alain Resnais.