3,5 / 5
Jacques Audiard était reparti
sans la Palme d’or avec Un prophète
puis De Rouille et d’os, les jurys de
Cannes lui ayant les deux fois préféré les films de Michael Haneke. Le cinéaste
peut alors remercier en plaisantant son confrère autrichien de n’avoir aucune
œuvre à présenter cette année, ce qui a laissé le champ libre à Dheepan pour remporter la suprême
récompense du festival. Cet honneur décerné au dernier film d’Audiard laisse un
sentiment mitigé. D’un côté, on ne peut que se réjouir de voir couronner un
artiste de talent qui a su mettre d’accord la critique exigeante et le grand
public. De l’autre, force est de consater que Dheepan n’est pas son meilleur film, et qu’il a quelque chose d’inabouti.
Remontons à la genèse du projet.
Alors qu’il vient de finir Un prophète,
Jacques Audiard a l’idée de faire une version française des Chiens de paille de Samuel Peckinpah. Soit le récit d’un homme qui
s’oppose à la violence mais se voit contraint d’y avoir recours pour se
défendre lui et son entourage. Comme menace, aux habitants menaçants d’une
campagne anglaise succéderaient les caïds d’une cité. Audiard a bien conscience
du caractère risqué d’un projet qui prone la violence comme auto-défense. Il se
dit alors que la figure du vétéran de guerre pourrait justifier son désir de récit
et avec son coscénariste a l’idée de faire de son héros un guerrier
indépendantiste du Sri Lanka. Un nouveau pan du film se présente peu à peu à
l’auteur, qui a pour thème l’intégration d’imigrés non-francophones dans une société
qui leur est totalement étrangère.
On voit donc un ancien Tigre
tamoul, Dheepan, arriver en France en compagnie d’une jeune femme et d’une
enfant qu’il a du faire passer pour sa famille afin de quitter le Sri Lanka.
S’ensuit une chronique passionante de leur tentative d’intégration. Les
difficultés que peuvent présenter la barrière de la langue et de la culture
sont illustrées avec finesse dans des situations quotidiennes au fil desquelles
les personnages de cette famille fictive évoluent. Ce récit d’intégration
progressive se fait en parallèle de celui du rapprochement à tatons de ces
trois immigrés sri-lankais.
On retrouve dans cette première
partie la douceur qui était celle de De
rouille et d’os. Audiard enregistre avec délicatesse la naissance d’un amour,
ou nous montre comment la communication peut braver l’obstacle de la différence
des langues au travers de la relation que tisse la compagne de Dheepan avec un
homme malade dont elle s’occupe. Antonythasan Jesuthasan, ancien Tigre devenu
intellectuel et romancier pacificiste, incarne avec force le rôle titre du
film. Le reste du casting est à l’avenant, dirigé par un réalisateur qui nous
prouve encore une fois qu’il est un des plus grands, sinon le plus grand
directeur d’acteurs du cinéma français.
Audiard aurait-il abandonné
l’univers du film noir pour la chronique sociale réaliste ? Pas
exactement, car l’intégration de la famille sri-lankaise est menacée par une
violence souterraine. Ces immigrés portent d’abord le souvenir des conflits au
Sri Lanka, qui influent sur leurs comportements : Dheepan hésite à
s’impliquer dans cette nouvelle famille après que la sienne ait été massacrée,
sa « compagne » Yalini s’est construite une carapace et leur
« fille » Illayaal répond au rejet des autres par la violence physique.
Le trafic illégal de la cité environnante est une menace plus ambiguë . Il
est laissé hors champ ou aperçu de nuit dans une lumière scintillante, image de
cinéma reconnue comme telle par Yalini spectatrice derrière sa vitre. Brahim
(Vincent Rottiers), caïd sorti de prison, a beau rassurer par sa présence
calme, le spectateur ressent une tension sourde qui ne demande qu’à exploser.
Le virage de Dheepan vers le polar d’action dans sa dernière demi-heure n’est
donc pas surprenant en soi. Seulement cette deuxième partie est décevante. La
narration jusque là d’une clarté admirable devient heurtée, les scènes se
succèdent de façon plus brutale. Entre quelques raccourcis scénaristiques et la
disparition quasi-totale d’Illayaal de l’intrigue, il y a un manque de
cohérence d’écriture. Certes cette forme peut être le reflet d’une rupture
psychique chez Dheepan qui va l’amener à revenir vers son identité de guerrier.
Cependant le climax d’action du film donne plutôt l’impression qu’Audiard se
retrouve contraint de revenir à un concept de remake des Chiens de pailles qui ne l’intéresse plus.
Le récit devient donc plus
conventionnel, suivant des codes de polar sans ménager de réelles surprises,
mais la mise en scène aurait pu emmener cette partie. La réalisation, sans être
mauvaise, est hélas assez peu inspirée, en dessous de ce à quoi Audiard nous a
habitué. On assite au climax sans ennui mais aussi sans être vraiment impliqué.
Une voiture se fait cribler de balles et on pense à la fusillade d’Un prophète autrement plus intense.
Ailleurs, le cinéaste filme durant l’ascencion d’une cage d’escalier les pieds
de Dheepan qui fait tomber ses adversaires sous les coups de sa machette, le
tout pris dans une fumée d’incendie opaque. Il y a un peu trop de trucs de mise
en scène, d’effets et de préciosité pour réellement nous impliquer
émotionnellement.
Oublions aussi Les Chiens de paille. Plus qu’au film de
Peckinpah, c’est à une autre Palme d’or, le Taxi
Driver de Martin Scorsese, qu’on a envie d’associer les dernières séquences
de Dheepan. Vétéran du Vietnam,
Travis Bickle y pétait littéralement les plombs et se débarassait d’une bande
de malfrats dans un bain de sang : Scorsese ne nous épargnait rien, doigts
arrachés, main poignardée, sang éclaboussant les murs. Il n’y avait aucun doute
sur la folie à la source de cette violence et l’épilogue en forme de
« happy end » était trop beau pour être honnête. Cette ambiguïté,
c’est ce qui manque à Dheepan dont la
conclusion est un peu génante en regard de ce qu’Audiard nous a décrit dans la
première partie de son film.
Le cinéma américain a nourri l’œuvre d’Audiard et a fait partie de sa
force, notamment au niveau des ambitions de mise en scène. Mais Dheepan nous oblige à considérer l’effet
pervers de cette influence. Après le beau récit qui nous apprend à regarder une
communauté vivant à la marge de la société française, le retour vers les conventions du film de
genre est le signe d’une limite de l’imaginaire d’Audiard. Et son nouveau projet,
l’adaptation d’un western tournée en langue anglaise, ne vient pas nous
rassurer sur ce dernier point.
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