4,5 / 5
Les jurys de Cannes ont beau être
diffèrents d’une année sur l’autre, les récompenses successives récoltées par
les mêmes auteurs semblent indiquer un consensus dans les conceptions d’un
cinéma d’auteur. Parmi les favoris des années 2000, Michael Haneke, récompensé
du Grand Prix puis du Prix de la mise en scène et de deux Palmes d’or, a imposé
une idée de cinéma froid et distant, qui explore sans pitié les parts d’ombre
du monde ; les frères Dardenne, plus proches de leurs personnages, sont
d’avantage du côté d’un réalisme social, d’abord désespéré mais dernièrement
gagné par un optimisme lumineux. Nuri Bilge Ceylan, récipiendaire de deux
Grands Prix et d’un Prix de la mise en scène avant de se voir accordé la Palme
d’or cette année, combinait jusqu’à maintenant le formalisme distant de Haneke
et l’approche humaniste des frères Dardenne vis à vis de ses personnages. La
récompense suprême du festival vient couronner un Winter Sleep à la facture classique superbe qui est assurément
l’œuvre la plus accessible de son auteur, et ce malgré ses trois heures et
quart.
Tandis que l’intrigue d’Il était une fois en Anatolie trouvait
son origine dans un meurtre violent, Winter
Sleep s’ouvre sur un acte de délinquence plus ordinaire : alors que
Aydin, propriétaire d’un hôtel, circule en voiture, un enfant lui jette une
pierre qui vient briser sa vitre. Le coupable appréhendé par son associé, il
est ramené à sa famille, des locataires de Aydin. Le simple incident qui
pourrait rester anecdotique va provoquer une crise dans le microcosme de Aydin
et de son entourage, sa sœur et sa femme qui vivent avec lui à son hôtel. Le
film est inspiré de trois nouvelles de Tchekhov, et on y retrouve en effet une
thématique chère à l’auteur russe, celle des personnages qui ne sont pas à la hauteur
de leurs idéaux et se mentent à eux-mêmes, et qui prennent soudainement
conscience de leur statut.
Le premier mouvement du film
fleuve de Ceylan décrit à merveille la vanité et l’artificialité du confort
matériel et intellectuel dans lequel se complaisent Aydin et sa famille : le
quotidien de Aydin est fait de gratifications constantes, entre les
supplications de ses locataires et les articles qu’il écrit pour un journal du
haut de sa prétendue autorité intellectuelle. La prétention de Aydin et son
entourage trouve finalement son incaranation dans un débat philosophique apparemment
vain sur l’idée développée par Tolstoï de la non-résistance au mal (à laquelle
Tchekhov s’opposait d’ailleurs farouchement). Ce premier temps, s’il aura de
quoi dérouter les spectateurs par son aspect volontairement éparpillé, permet
au cinéaste de poser un personnage antipathique, lâche et méprisant, incarné
avec une jubilation masochiste par Haluk Bilginer.
Si la virtuoisté des dialogues
impressionne déjà dans cette première partie, elle prend toute son ampleur dans
un deuxième temps de faces à faces / affrontements entre les habitants de
l’hôtel, où les frustrations éclatent au grand jour. Une généalogie
cinématographique s’impose alors, celle d’Ingmar Bergman et notamment de Scènes de la vie conjuguale, série
télévisée qui explorait l’histoire d’un couple à travers différents moments de
leur vie. On retrouve la même acuité psychologique chez Ceylan, qui nous fait
constamment changer de point de vue sur ses personnages à mesure que l’on
découvre leur passé et leurs états d’âmes au détour de conversations mises en
scène de façon minimaliste, souvent en simples champs-contrechamps. Le rythme
du film tient alors à la vivacité de ces échanges, souvent d’une drôlerie féroce,
en particulier celui de Aydin avec sa sœur.
Ce climax passé, Ceylan offre en
guise de dernier mouvement une sortie du huis clos étouffant de l’hôtel, un retour
au monde de personnages ébranlés dans leurs certitudes orchestré de façon
magistrale. Une fois le voile des illusions tombé, l’authenticité retrouvée
peut être douloureuse mais a la beauté immaculée des paysages enneigés des
steppes.
Comme toute l’œuvre de Ceylan, son
dernier long métrage demande certes une attention et une disponibilté
similaires à celles de la lecture, afin de ne pas se perdre dans le méandre de
ses dialogues. Là où Il était une fois en
Anatolie frappait par sa beauté et son originalité esthétique, le charme de
Winter Sleep opère de manière moins
directe, sur la durée. On ressort toutefois de ces trois heures de cinéma galvanisé,
admiratif devant une œuvre à la fois dense, complexe, à la structure narrative originale
et efficace, un véritable tour de force scénaristique servi par des acteurs
parfaits, qu’il s’agisse du magnétique Haluk Bilginer ou de la magnifique
Melisa Sözen.
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