25/06/2014

Winter Sleep : ambitieux, magistral, universel

4,5 / 5

Les jurys de Cannes ont beau être diffèrents d’une année sur l’autre, les récompenses successives récoltées par les mêmes auteurs semblent indiquer un consensus dans les conceptions d’un cinéma d’auteur. Parmi les favoris des années 2000, Michael Haneke, récompensé du Grand Prix puis du Prix de la mise en scène et de deux Palmes d’or, a imposé une idée de cinéma froid et distant, qui explore sans pitié les parts d’ombre du monde ; les frères Dardenne, plus proches de leurs personnages, sont d’avantage du côté d’un réalisme social, d’abord désespéré mais dernièrement gagné par un optimisme lumineux. Nuri Bilge Ceylan, récipiendaire de deux Grands Prix et d’un Prix de la mise en scène avant de se voir accordé la Palme d’or cette année, combinait jusqu’à maintenant le formalisme distant de Haneke et l’approche humaniste des frères Dardenne vis à vis de ses personnages. La récompense suprême du festival vient couronner un Winter Sleep à la facture classique superbe qui est assurément l’œuvre la plus accessible de son auteur, et ce malgré ses trois heures et quart.


Tandis que l’intrigue d’Il était une fois en Anatolie trouvait son origine dans un meurtre violent, Winter Sleep s’ouvre sur un acte de délinquence plus ordinaire : alors que Aydin, propriétaire d’un hôtel, circule en voiture, un enfant lui jette une pierre qui vient briser sa vitre. Le coupable appréhendé par son associé, il est ramené à sa famille, des locataires de Aydin. Le simple incident qui pourrait rester anecdotique va provoquer une crise dans le microcosme de Aydin et de son entourage, sa sœur et sa femme qui vivent avec lui à son hôtel. Le film est inspiré de trois nouvelles de Tchekhov, et on y retrouve en effet une thématique chère à l’auteur russe, celle des personnages qui ne sont pas à la hauteur de leurs idéaux et se mentent à eux-mêmes, et qui prennent soudainement conscience de leur statut.

Le premier mouvement du film fleuve de Ceylan décrit à merveille la vanité et l’artificialité du confort matériel et intellectuel dans lequel se complaisent Aydin et sa famille : le quotidien de Aydin est fait de gratifications constantes, entre les supplications de ses locataires et les articles qu’il écrit pour un journal du haut de sa prétendue autorité intellectuelle. La prétention de Aydin et son entourage trouve finalement son incaranation dans un débat philosophique apparemment vain sur l’idée développée par Tolstoï de la non-résistance au mal (à laquelle Tchekhov s’opposait d’ailleurs farouchement). Ce premier temps, s’il aura de quoi dérouter les spectateurs par son aspect volontairement éparpillé, permet au cinéaste de poser un personnage antipathique, lâche et méprisant, incarné avec une jubilation masochiste par Haluk Bilginer.


Si la virtuoisté des dialogues impressionne déjà dans cette première partie, elle prend toute son ampleur dans un deuxième temps de faces à faces / affrontements entre les habitants de l’hôtel, où les frustrations éclatent au grand jour. Une généalogie cinématographique s’impose alors, celle d’Ingmar Bergman et notamment de Scènes de la vie conjuguale, série télévisée qui explorait l’histoire d’un couple à travers différents moments de leur vie. On retrouve la même acuité psychologique chez Ceylan, qui nous fait constamment changer de point de vue sur ses personnages à mesure que l’on découvre leur passé et leurs états d’âmes au détour de conversations mises en scène de façon minimaliste, souvent en simples champs-contrechamps. Le rythme du film tient alors à la vivacité de ces échanges, souvent d’une drôlerie féroce, en particulier celui de Aydin avec sa sœur.

Ce climax passé, Ceylan offre en guise de dernier mouvement une sortie du huis clos étouffant de l’hôtel, un retour au monde de personnages ébranlés dans leurs certitudes orchestré de façon magistrale. Une fois le voile des illusions tombé, l’authenticité retrouvée peut être douloureuse mais a la beauté immaculée des paysages enneigés des steppes.

Comme toute l’œuvre de Ceylan, son dernier long métrage demande certes une attention et une disponibilté similaires à celles de la lecture, afin de ne pas se perdre dans le méandre de ses dialogues. Là où Il était une fois en Anatolie frappait par sa beauté et son originalité esthétique, le charme de Winter Sleep opère de manière moins directe, sur la durée. On ressort toutefois de ces trois heures de cinéma galvanisé, admiratif devant une œuvre à la fois dense, complexe, à la structure narrative originale et efficace, un véritable tour de force scénaristique servi par des acteurs parfaits, qu’il s’agisse du magnétique Haluk Bilginer ou de la magnifique Melisa Sözen.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire